Portrait

Rolf Kühn, le souffle coupé

La biographie de Rolf Kühn (29.09.1929 – 18.08.2022) par Marc Sarrazy, fin connaisseur de la musique du clarinettiste


Le clarinettiste Rolf Kühn est relativement peu connu en France. Peut-être parce que sa carrière est étroitement liée à la scène allemande où il est une figure majeure ? On connait surtout son petit frère, Joachim, pianiste. Reste que Rolf Kühn fut un musicien extrêmement important qui a traversé de manière active un grand pan de l’histoire du jazz.
La pianiste Marc Sarrazy, qui pilote un travail d’édition d’archives musicales inédites sur le label Linoleum, est un fin connaisseur de la musique des Kühn puisque, outre qu’il a écrit Joachim Kühn : une histoire du jazz moderne (2003, édition Syllepse), le premier album qu’il publie chez Linoleum est Scream for Peace du même Joachim Kühn.
La biographie qu’il présente ici est donc un texte essentiel pour qui veut se familiariser avec le parcours et la musique de Rolf Kühn.

Rolf Kühn grandit à Leipzig, où il étudie le piano, le saxophone puis la clarinette, qui deviendra son véritable instrument. A l’âge de 20 ans, il tient le rang de premier saxophoniste de l’orchestre de danse RIAS sous la direction de Werner Müller (1950 – 1956). En mai 1956, il s’envole pour New York, où il se fixera six années durant. Il se fait une belle place dans les milieux du jazz swing et du bop de la côte Est, y rafle déjà de nombreux prix et se produit entre autres au festival de Newport et dans de nombreux clubs dont le Birdland de New York et le Blue Note de Chicago. Il intègre la formation de Tommy Dorsey ainsi que l’orchestre de Benny Goodman (qu’il dirigera en l’absence de son leader). Il enregistre là-bas son disque Be My Guest (Panorama, 1960) avec notamment le guitariste Jim Hall, ainsi que George Duvivier et Henry Grimes qui se partagent la ligne de basse. Le célèbre journaliste Leonard Feather est l’auteur des abondantes notes de pochette.

Rolf Kühn rentre en Allemagne en fin d’année 1961, où il est accueilli comme une vedette américaine. Il prend la direction de l’orchestre de la télévision de Hambourg (1962-1968) et effectue d’importantes tournées internationales avec le tromboniste Albert Mangelsdorff et les German All-Stars (Amérique du Sud), le pianiste Horst Jankowski (URSS, Afrique du Sud), le pianiste Friedrich Gulda (Autriche, Allemagne)… Le clarinettiste enregistre dès octobre 1962 un disque remarqué avec le saxophoniste Klaus Doldinger.

1964 marque une date fondamentale dans sa carrière : il joue en quartet au festival Jazz Jamboree de Varsovie (25 octobre 1964) avec son frère Joachim, de 15 ans son cadet, puis enregistre un mois plus tard un premier chef-d’œuvre, le disque désormais culte, Solarius (Amiga, 1964), en quintet avec Michał Urbaniak (alors saxophoniste), Joachim Kühn (p), Klaus Koch (b) et Czesław Bartkowski (dm). Ces évènements scellent la première collaboration musicale entre les deux frères, point de départ d’une longue et riche trajectoire artistique qui s’étalera sur près de… soixante ans ! Cet album magnifique couronne également l’éclosion du jazz modal en Allemagne de l’Est, aux côtés de deux autres perles datées de la même année, sorties en Allemagne de l’Ouest : Dream Talk (Wolfgang Dauner Trio, CBS) et Yogi Jazz (Joki Freund Sextet). Le Rolf & Joachim Kühn Quartet enchaînera l’année suivante avec Re-Union in Berlin, un disque tout aussi excellent qui souffle un vent de modernité dans ce pays alors coupé en deux (écoutez par exemple la structure éclatée de « Life from the Moon » à 28’44 depuis le lien sur Re-Union in Berlin).

A partir de cette époque, Rolf Kühn donne plusieurs directions à sa carrière. Il se consacre d’une part à la direction d’orchestres dans divers théâtres : le Thalia Theater et le Deutsches Schauspielhaus de Hambourg, le Schloßparktheater et le Theater des Westens de Berlin… Il compose de plus en plus aussi pour le cinéma et pour la télévision (en particulier les séries policières Tatort et Derrick, bien connues en Allemagne), et réalise plusieurs enregistrements d’illustrations musicales pour l’audiovisuel, lorgnant vers l’easy-listening comme sur le diptyque des Happy Discothek (BASF, 1971) ou vers un jazz funky aux sonorités ouatées, dont témoigne par exemple City Calling (Selected Sounds, 1974).

Dans ses nombreux projets avec son frère, la musique revêt d’autres couleurs, plus avant-gardistes celles-là, ce dès leur premier disque en commun depuis que Joachim s’est enfui d’Allemagne de l’Est en mai 1966 : Transfiguration (Saba, 1967) nous plonge en plein free jazz avec Karlhanns Berger (vib), Beb Guérin (b) et Aldo Romano (dm). L’expérience se poursuit pendant l’été 1967 aux États-Unis. Le 3 juillet, les frères Kühn se produisent en clôture du festival de Newport avec Aldo Romano et le contrebassiste Jimmy Garrison. Moins de 15 jours plus tard, John Coltrane s’en ira tutoyer les étoiles. Le quartet lui rendra un hommage discographique début août par l’enregistrement d’Impressions of New York (Impulse !, 1967), suite hymnique en quatre parties. La période free jazz des Kühn se poursuit jusqu’en 1971 avec plusieurs participations aux NDR jazz workshops de Hambourg, des concerts aux festivals d’Heidelberg et d’Altena, et l’enregistrement de l’explosif Monday Morning (MPS, 1969) avec John Surman (bs), Eje Thelin (tb), Barre Phillips (b), Jacques Thollot (dm) et Stu Martin (dm). Rolf en profite pour épisodiquement brancher sa clarinette afin de l’électrifier ou pour s’emparer, relativement rarement doit-on dire, d’une clarinette basse.

Par la suite, la musique des frères Kühn navigue entre free rock, modal et progressive jazz, une évolution scandée par plusieurs disques assez fantastiques parus sur le fascinant label MPS, à commencer par le magnifique Going to the Rainbow (MPS, 1970) avec l’extatique « Sad Ballade » (à 4’50 depuis le lien sur Going to the Rainbow) dédiée à Coltrane (mettre le lien) ; John Surman, Alan Skidmore, Peter Warren, Tony Oxley et même Chick Corea font partie de l’aventure. Autres monuments discographiques : Devil in Paradise (MPS, 1971) avec Albert Mangelsdorff, Alan Skidmore, Wolfgang Dauner, Eberhard Weber et Tony Oxley ; The Day After (MPS, 1971) avec notamment l’altiste Phil Woods et le percussionniste Naná Vasconcelos ; enfin Connection 74 (MPS, 1973) avec Randy Brecker (tp), Toto Blanke (elg), Palle Danielsson (b) et Daniel Humair (dm). L’aventure bifurque alors vers un jazz-rock efficace sur Total Space (MPS, 1975). Il faut dire que le guitariste belge Philip Catherine, qui sort juste de l’épisode groovy de Placebo, est de la partie. En 1978, Rolf Kühn compose une œuvre pour orchestre et noyau jazz, ce sera la tendre Symphonic Swampfire, présente sur le disque éponyme. Elle témoigne autant de son sens de la direction et de l’arrangement d’orchestre à cordes que de la sensibilité de ses sonorités de soliste (il faut notamment entendre le jeu de Philip Catherine sur cet album).

A partir de 1980, les frères Kühn renouent avec un jazz contemporain acoustique de haute volée. Joachim privilégiera son trio avec Daniel Humair et Jean-François Jenny-Clark (trio qui a de temps en temps invité le clarinettiste sur scène) tandis que Rolf se tiendra à la tête de ses propres formations dans un registre post-bop. Le label Intuition Records publie certains de ses albums les plus remarquables : Inside Out (Intuition, 1999) avec selon les plages Lee Konitz, Michael Brecker ou le trompettiste Till Brönner, et Internal Eyes (Intuition, 1999) avec Martial Solal ou Bob Mintzer. Le duo acoustique unissant Rolf et Joachim Kühn n’a enregistré que deux albums : Brothers (Intuition, 1996) et Love Stories (In+Out, 2003), libres et intimistes. En octobre 2011, le tandem des frères Kühn est invité au 42e festival de jazz de Francfort, consacré à la célébration des cinquante ans du label Impulse ! ; la paire est complétée pour l’occasion par John Patitucci (b) et Brian Blade (dm). Le quartet obtient un succès retentissant et enregistre dès le lendemain l’album Lifeline (Impulse !, 2011), qui met parfaitement en valeur les interactions virtuoses entre les quatre musiciens. Dans les années 2000 encore, le label allemand MPS, longtemps en sommeil, reprend du service avec des rééditions et des nouveautés. Parmi elles, l’étonnant Spotlights signé par le clarinettiste en 2016. Signalons ici la parution de The Best is Yet to Come (MPS, 2019), coffret de sept albums historiques du clarinettiste.

Rolf Kühn était à l’aise dans des formations de toutes tailles, du big band (qu’il dirige généralement lui-même) à l’intimité absolue du duo, en passant par des quintets ou des sextets de choc, mais aussi dans des formations de tous styles, du swing au free jazz. Il avait un son malléable, très profond dans le registre médium, velouté dans les graves, doté d’une puissance sans faille dans les aigus, registre qu’il aimait atteindre en vrillant ses montées harmoniques. Lui qui confiait, il y a peu encore, qu’à l’âge de 90 ans il continuait à pratiquer son instrument deux heures par jour, et qui avait dans son agenda un planning de concerts encore chargé en septembre, s’est éteint jeudi soir.

Marc Sarrazy