Chronique

Sylvain Rifflet

Beaux Arts

S. Rifflet (cl, saxes, métallophone, comp), G. Coronado (g), C. Lavergne (dms), O. Koundouno (cello), F. Norel (vln), B. Boukhatem (vla), C. Janinet (vln)

C’est à un bien réjouissant cabinet de curiosités auquel nous convie le multianchiste Sylvain Rifflet. Beaux-Arts est son premier album enregistré pour le toujours très perspicace label sans bruit, qui propose les albums en téléchargement, sous deux formats et avec pochette. Créé en 2010 dans le cadre du festival Jazz au fil de l’Oise, il ressemble énormément à son auteur. Derrière le son sablonneux si caractéristique de son jeu, on retrouve cette passion pour la densité de la masse orchestrale et les convergences entre les différentes expressions que l’on trouvait déjà dans Rocking Chair. De Webern à Fred Frith, on ne perçoit dans son propos nul grand écart, mais un syncrétisme du meilleur aloi pour cette musique urgente.

Dans ces morceaux très écrits, on découvre une sorte de dialogue idéal entre le rock le plus acide et le jazz le plus hybride. Un échange en terrain neutre qui ne perdrait jamais de vue l’influence primordiale de la musique contemporaine. Car c’est elle la véritable pierre angulaire de ce septet qui mêle au trio de base un étonnant quatuor à cordes auquel tout est permis ; et ce sont ces cordes qui sont au cœur du propos. La guitare de Gilles Coronado comme le violon rêveur de Frédéric Norel [1], bâtissent des formes éphémères qui s’alimentent et s’altèrent dans un mouvement perpétuel, comme pour investir de nouveaux univers et les mêler aux anciens dans une même énergie.

Ainsi, « Formes circulaires, soleil n°2 » du nom d’un célèbre tableau de Delaunay ouvre l’album dans un tourbillon de cordes qu’on pourrait croire traversé par les obsessions sérielles de Steve Reich. Au centre de ce déluge où l’on retrouve le violoniste de Radiation 10 Clément Janinet, la guitare acrimonieuse se transmute peu à peu, puis mélange enfin sa voix à celle du violon alto de Benachir Boukhatem (par ailleurs membre du prestigieux Orchestre National d’Île-de-France). Comme le tableau cubiste, le triangle qui unit Coronado et Rifflet au très musical batteur Christophe Lavergne semble se déverser dans la masse en un décuplement de couleurs et de timbres. Dans ce morceau et dans sa suite, « Le phantascope », on ressent l’influence de Stockhausen dans le travail de spatialisation qui permet de ne jamais dissoudre l’énergie dans le foisonnement. Rifflet joue de cet orchestre hybride comme d’un petit big band qui visiterait le vocabulaire classique. Les cordes se font rapidement plus dissonantes et plus rythmiciennes, se jouant des codes comme les cubistes transgressaient les perspectives. Dans ce travail exigeant, le violoncelliste Olivier Koundouno, habituel comparse d’Issam Krimi ou d’Emily Loizeau, se montre indispensable en point d’équilibre de l’ensemble (« Danse, juste une danse, merci Henry… », qui se teinte parfois d’orientalisme…)

Beaux-Arts est un musée hétéroclite et cohérent qui se joue des formes, des volumes et des couleurs. Rifflet travaille sa musique comme le plasticien malaxe la matière dans son atelier. Les titres sont un jeu de piste passionnant à travers son imaginaire. De « L’asile Ami » de Desnos, jouet fragile sortant d’une brume de cordes, à « Une route, un chemin », bel hommage à son frère photographe Maxence Rifflet, qui a publié un livre sous ce titre, Beaux-Arts est une galerie intime où chaque recoin, chaque strate semblent éclairés par une idée, une fausse piste ou une image. Le nœud de ce propos labyrinthique livre ses secrets au pivot de l’album : le justement nommé « Un dessein » est le théâtre d’une véritable déconstruction ; le frottement initial entre le trio et le quatuor s’y transforme en un échange à l’unisson, comme une synthèse qui laisserait la voie libre à chacun. Magnifique, Beaux-Arts consacre un musicien libre et fureteur. Un indispensable de ce début d’année qui se bonifiera au fil du temps.