Chronique

Sylvia Versini Orchestra

With Mary Lou in My Heart

Label / Distribution : Ajmi Series

Programmateur, directeur de label, amateur érudit, Jean-Paul Ricard aime les musiciennes, et l’un de ses chevaux de bataille est précisément la place des femmes dans le jazz. Que ce soit via le Journal des Allumés du Jazz ou dans une précédente édition de Jazz inn Arles au Méjan, il leur donne souvent la préférence. Après le premier album de Perrine Mansuy, Mandragore et Noyau de Pêche, puis le récent Vertigo Songs, co-produit avec le label Laborie Jazz sous l’égide de Jean-Michel Leygonie, il revient vers Sylvia Versini, à qui il avait déjà donné sa chance dans la collection Ajmi Series. Ayant à l’époque chroniqué Broken Heart, j’ai constaté en le réécoutant que, de cette première formation il ne reste que l’esprit : ses musiciens volent à présent de leurs propres ailes, tels Christophe Leloil ou Simon Tailleu.

Sylvia Versini est une pianiste sensible, mais qui se révèle surtout dans l’orchestration, avec une préférence pour l’angularité ; elle ménage des surprises au tournant, dose un savant alliage de timbres diablement cuivrés, et imprime de véritables couleurs orchestrales. Ce n’est pas seulement le charme mélodique, ni même le sentiment, qui l’emportent, mais l’écriture - omniprésente, et dynamisée par l’improvisation. Comme pour son précédent répertoire, elle a la mémoire du travail des ancien(ne)s et fait preuve de subtilité dans la composition : elle possède la science de l’arrangement et de la redistribution des timbres et sait appliquer le “point contrepoint” cher à Aldous Huxley. Les titres s’enchaînent pour former une suite et l’on passe avec aisance des morceaux de Mary Lou Williams aux siens. Ne partagent-elles pas d’ailleurs un peu la même vision, cette « impérieuse volonté d’expression d’une présence au monde, revendicative d’une reconnaissance ? »

Jean-Paul Ricard, encore lui, a écrit de Mary Lou Williams qu’elle était « un fastueux résumé de toute l’histoire du jazz […] dont le nom devrait figurer depuis longtemps aux côtés de l’élite jazzistique. » Pianiste brillante rompue au stride et au boogie, influencée par le blues, Mary Lou a constamment évolué en suivant l’histoire du jazz, y compris dans son travail d’arrangement. C’est aussi ce que propose ici Sylvia Versini : une nouvelle transformation de ce jazz qui n’en finit pas de swinguer, un peu malgré lui. Car « swinguer », cela va à l’encontre du diktat des modes actuelles, qui n’en finissent pas de remonter le temps - mais pas aussi loin - se contentant souvent de tourner et retourner autour de Miles Davis. Cet “Orchestra” (même le terme semble un peu désuet) adapte le répertoire à la syntaxe et au vocabulaire actuels. Ce n’est absolument pas du « revival », ni du néo… classique d’avant-bop, mais un jazz librement continu, dans la longue évolution de cette musique, qui s’invente en se jouant et se revivant, dans le flux. La formation tourne vite et la sauce prend d’emblée car la distribution ses fonctions est pertinente, les musiciens se répartissant mélodie, harmonie et rythme suivant les indications de la cheffe, impériale dans la conduction.

Parlons-en, justement ; ils sont dix à conduire cet attelage élégant et racé : deux pianos et claviers (Versini et Emil Spanyi), deux trombones (Daniel Zimmerman et Lionel Segui), un trompettiste/bugliste (David Lewis) et trois saxophonistes (Hugues Mayot, ténor, clarinette), Ganesh Geymeier (soprano, ténor) et François Jeanneau (flûte, soprano), plus Eric Surmenian, contrebasse, basse électrique) et Joe Quitzke (batterie). Le collectif « tourne » à merveille, les solos sont efficaces et splendides. Citons les interventions à la flûte et au soprano de F. Jeanneau sur « Petite âme perdue » et « Mary’s Waltz ». Sur un rythme enivrant, dès « Eleonore », et grâce à un répertoire impeccable, l’amateur de jazz est comblé. La ritournelle de « Mary’s African Blues » me restera longtemps en tête ; quant aux exquises miniatures que sont « Walkin’ and Swingin’ », « Just Fabulous » ou « New Musical Express », elles rivalisent de conviction.

Une magnifique évocation, avec à la fois du punch et de la grâce. On s’installe pour plus d’une heure… et on se dit que le jazz est encore bel et bien là - au-delà de toute attente.

par Sophie Chambon // Publié le 2 janvier 2012
P.-S. :


Sylvia Versini Campinchi (comp, arr, dir, p, cl) Emil Spanyi (p, cl), Joe Quitzke (dm), Eric Surmenian (cb, eb), David Lewis (tp, bgl), Daniel Zimmerman (tb), Lionel Segui (tba), Hugues Mayot (ts, cl), Ganesh Geymeier (ss,ts), François Jeanneau (fl, ss).