Chronique

Thomas Savy Archipel

Bleu

Thomas Savy (clb), Michael Felberbaum (g), Pierre de Bethmann (p, Rhodes), Stéphane Kerecki (b), Karl Jannuska (dms).

Label / Distribution : Plus Loin Music / Abeille Musique

Dix ans après Archipel, quatre à peine depuis sa French Suite en trio, le clarinettiste Thomas Savy revient paré d’une nouvelle couleur : le Bleu. Pour ce troisième rendez-vous, il s’entoure des musiciens qui officiaient déjà sur son premier disque ; ils forment avec lui une quinte majeure au service d’une musique dont la sève est certainement le blues mais qui, avant tout, fait vibrer la corde d’une grande sensibilité, celle de l’âme. Michael Felberbaum, dont le jeu fluide semble s’écouler naturellement, Pierre de Bethmann, pianiste adepte des tourneries et toujours à l’affût, Stéphane Kerecki, solide comme un roc, épanoui comme jamais, et pour finir Karl Jannuska, batteur dont le jeu, au-delà de la pulsation, est à lui seul une mélodie. Un équipage de haute volée pour une traversée enchantée.

Les notes de pochette rappellent avec justesse qu’au-delà de sa définition – un ensemble d’îles proches les unes des autres – cet archipel peut être celui des dix morceaux du disque, mais aussi la somme des individualités qui composent le groupe, ou bien encore la multiplicité des couleurs produites par la clarinette basse. Sans oublier la personnalité musicale de Thomas Savy, dont le background permet la coexistence pacifique de Brahms, Boulez et Coltrane. Ce disque est tout cela en effet, une addition de nuances esthétiques et humaines, dont les richesses éclatent à la première écoute et résistent à toutes les suites qu’on veut bien lui donner.

Thomas Savy ne joue pas de la clarinette basse : il se joue de l’instrument, il en déjoue les pièges ; cette redoutable clarinette – ils ne sont pas si nombreux, quand on y songe, les musiciens qui en ont fait la compagne de leur souffle, et leur source d’inspiration – dont il explore toutes les possibilités avec l’assurance d’un musicien s’affirmant aujourd’hui comme l’un de ses plus nobles chanteurs. De la caresse au rugissement, des profondeurs du grave au tranchant des suraigus, dans un même élan vibratoire, Bleu est parcouru d’un grand frisson. Qu’il s’agisse d’éprouver un thème noueux pas si éloigné du jazz rock tel que « No Time, No Time », de rendre un hommage exsudant le swing à Steve Potts (« Kind Of Potts), de déposer les armes du tempo au cours de ballades à la tonalité impressionniste (« Archipel Bleu » ou « Father Bear Comes Home »), de percer avec fureur le « Misterioso » de Thelonious Monk – dont un autre thème, « Round Midnight » est fugitivement évoqué en introduction de « Anyway » – ou bien d’exprimer sa jubilation sur les compositions de ses camarades de jeu (« O’McHenry » de Karl Jannuska, « Bad Drummer » de Stéphane Kerecki ou le bien nommé « Lazy Man Blues » de Michael Felberbaum), tout devient enchantement chez Thomas Savy, parce que sa musique est habitée d’une humanité qui sonde le Bleu avec beaucoup d’acuité. Ce titre, en effet, ne doit rien au hasard : bleu comme le blues abordé sous des angles variés, on l’a dit ; mais bleu aussi comme la mer et ses paysages invitant à l’humilité de la contemplation ; bleu comme un soir d’été, juste avant la nuit, quand on peut enfin prendre le temps de faire le point avec soi-même ; bleu, enfin, comme la vision exprimée par un homme conscient des forces contraires qui animent notre monde. Un bleu profond et persistant.

Le clarinettiste confirme ici tous les espoirs qu’avait pu susciter son travail des années passées. Thomas Savy s’inscrit de plain-pied dans le paysage du jazz européen, il entre avec Bleu dans la cour des grands. Suivons-le, son jazz est vivant !