Sur la platine

Tzadik Free

A l’occasion de la mise en ligne du catalogue Tzadik sur les plateformes de streaming, retour sur quelques pépites discographiques du label.


La maison de disques indépendante Tzadik a été fondée en 1995 à New York par le saxophoniste et compositeur John Zorn. Elle compte aujourd’hui plus de huit cents enregistrements. Les productions du label se répartissent en différentes collections appelées Series [1] dédiées à des esthétiques diverses : la nouvelle musique juive (Radical Jewish Culture), la scène underground japonaise (New Japan), les femmes dans la musique expérimentale (Oracle Series), les compositeurs (Composer Series) ou l’improvisation libre (Key Series). C’est essentiellement dans ces deux dernières collections que nous avons pioché afin de redécouvrir (ou découvrir, c’est selon) dix albums de grands maîtres du free jazz et de l’improvisation libre qui figurent au casting du label. Tour d’horizon chronologique.

Milford Graves, Grand Unification, 1998

Grand Unification est le premier album du percussionniste et batteur Milford Graves (1941-2021) sur Tzadik - un deuxième, Stories, suivra en 2000 dans la Composer Series. Sorti en 1998, il s’agit d’un solo qu’on pourrait sous titrer « pour percussion et voix », tant celle-ci prend une place importante dans cet enregistrement. On y retrouve un Graves au sommet. De sa voix plaintive et haut perchée, il interpelle, récite, psalmodie presque, des bouts de textes, interjections mystérieuses qu’il semble adresser aux Anciens, à la Terre et aux éléments. Graves s’accompagne d’une grande variétés de percussions qui lui permettent de convoquer cette musique païenne et cosmique dans un grand déferlement de rythmes enchevêtrés et bouillonnants, d’une folle puissance tellurique. Un must.

Derek Bailey, Ballads, 2002

En 2002, c’est le guitariste anglais Derek Bailey (1930-2005) qui enregistre un album pour le label de John Zorn dans la collection Key Series. Ballads est un disque de standards (« Laura », « What’s New », « Stella By Starlight » ou « Body And Soul »). De son jeu si caractéristique (attaques franches, cordes étouffées, jeu dans les aigus), Bailey désosse ces monuments avec beaucoup d’engagement. Sous ses doigts, on redécouvre complètement le matériau originel pourtant maintes et maintes fois joué, tant le guitariste y insuffle sa grande musicalité et son sens de l’espace. Un très beau disque à la beauté aride et revêche.
A compléter par l’écoute de ses autres albums solos sortis chez Tzadik : Carpal Tunnel (2005), Pieces for Guitar (2002) et Standards (2007).

Julius Hemphill, One Atmosphere, 2003

Dans One Atmosphere, paru dans la Composer Series, c’est le compositeur américain Julius Hemphill (1938-1995) qui est mis à l’honneur. L’album se compose de trois morceaux : deux compositions plutôt anecdotiques, « One Atmosphere » (1992) et « Savannah Suite » (1978), et « Water Music For Woodwinds », composée en 1976 et pour la première fois enregistrée ici. C’est une pièce pour sept saxophones et flûtes en quatre mouvements où figurent notamment Tim Berne, Marty Erlich, Oliver Lake et J. D. Parran (partenaire régulier d’Anthony Braxton). Hemphill y mélange des esthétiques musicales diverses, empruntant à la fois aux codes du free jazz et à ceux d’écritures plus « savantes », comme il pouvait le faire avec le World Saxophone Quartet. La musique y est toutefois plus ouvragée qu’avec le WSQ, le nombre des soufflants permettant à Hemphill de jouer davantage sur les timbres et les textures ainsi que sur la narration, au fil d’arrangements souvent soyeux qui évoquent parfois une musique de chambre moderne. Une découverte.

Fred Frith/John Zorn Duo, 50th Birthday Celebration Volume Five, 2004

Pour fêter ses 50 ans, John Zorn invite le guitariste anglais Fred Frith (1949). Ces deux-là ont l’habitude de croiser le fer depuis plusieurs décennies. Au menu, improvisation et bonne humeur. Zorn fait du Zorn. Frith du Frith. On est en terrain rebattu. La musique décolle pourtant grâce à l’intensité et l’énergie qu’y insufflent les deux compères. Leur joute du soir donnera naissance au volume 5 (sur 12) de la fameuse série 50th Birthday Celebration organisée au club le Tonic pour l’anniversaire du saxophoniste.

Jacques Coursil, Minimal Brass, 2005

John Zorn rencontre le trompettiste - et aussi chercheur, enseignant et compositeur - Jacques Coursil (1938-2020) en 1967 à la United Nations International School (UN School), l’école privée de Manhattan où Zorn suit ses premiers cours de composition et où Coursil enseigne le français. En 2005, presque 40 ans après, Zorn invite Coursil à enregistrer un album sur son label. Minimal Brass est l’album du retour du trompettiste à la musique [2] : son dernier disque, Black Suite, datait de 1971. La légende raconte que Minimal Brass, écrit en une semaine, a été enregistré en une nuit. Coursil y joue seul et enregistre, en re-recording, de nombreuses lignes de trompette qu’il superpose habilement comme autant de voix différentes qui se marient dans un effet d’ensemble stupéfiant, minimaliste et dépouillé. La musique brille autant des couleurs chatoyantes d’une fanfare imaginaire que de celles, plus sombres et crépusculaires, d’un oratorio solitaire. Une merveille.

Misha Mengelberg, Senne Sing Song, 2005

Le pianiste néerlandais (mais né à Kiev) Misha Mengelberg (1935-2017), connu notamment pour avoir fondé en 1967, avec Han Bennink et Willem Breuker, l’Instant Composers Pool (ICP), vient d’avoir 70 ans quand il enregistre ce Senne Sing Song en compagnie de deux habitués du label Tzadik, le contrebassiste Greg Cohen et le batteur Ben Perowsky. Le trio, qu’on dirait régulier tant les trois musiciens semblent soudés, livre une musique dynamique, espiègle et enjouée qui transpire le plaisir et le partage. Mengelberg, rebelle et frondeur, fait feu de tout bois, bien aidé en cela par la réactivité de ses deux comparses. Il improvise des deux côtés du clavier, plaque des accords acerbes, emprunte même quelques plans à des thèmes entendus, jamais très loin du blues. Le résultat est profondément jouissif, comme une petite gourmandise sucrée.

Tony Oxley, The Advocate, 2007

La collaboration entre le percussionniste Tony Oxley (1938-2024)) et Derek Bailey débute en 1963 avec le trio Joseph Holbrooke ; Gavin Bryars est à la contrebasse. Le groupe ne sortira qu’un seul album studio en 2006, The Moat Recordings, paru aussi chez Tzadik. En 1975, les deux compères se retrouvent pour enregistrer trois pièces en duo qui constituent l’essentiel de The Advocate [3]. On y entend de longues improvisations abstraites où Bailey soliloque à demi-mot, tout en retenue, pendant qu’Oxley emplit l’espace de rythmes étranges et concassés, le tout surligné par quelques zébrures électroniques bien senties. L’atmosphère est énigmatique et métallique, le propos souvent abstrait. Le charme agit pourtant tout du long dans ce qui constitue un beau témoignage musical de l’amitié qui unissait les deux improvisateurs britanniques.

Braxton/Graves/Parker, Beyond Quantum, 2008

Beyond Quantum est un disque majeur dans l’histoire de ce qu’on appelle communément le free jazz. Il marque la rencontre entre trois immenses musiciens créateurs : le saxophoniste Anthony Braxton, le percussionniste Milford Graves et le contrebassiste William Parker. Au (long) cours de cinq morceaux baptisés Meeting et précédés de leurs numéros, ces trois-là s’engagent sans compter dans des improvisations débridées et cosmiques, au gré des circonvolutions serpentines des saxophones (alto, sopranino, baryton) de Braxton, constamment propulsées par l’alliage diabolique entre les polyrythmies chromatiques de Graves et la basse tellurique de Parker. Un must.

Evan Parker, House Full of Floors, 2009

En 2006, Evan Parker enregistrait déjà un album pour Tzadik. Il s’agissait de Time Lapse, un solo ardent qui constitue aujourd’hui encore un des fleurons de sa discographie et de celle de Tzadik. Sur House Full of Floors, Parker n’est plus seul. La plupart des morceaux sont enregistrés en trio avec deux compatriotes, John Edwards à la contrebasse et John Russell à la guitare. Sur deux pistes s’ajoute le violon à pavillon d’Aleks Kolkowski. Parker est au soprano et au ténor. Tout au long de l’album, se déploie une musique sans pulsation qui prend forme sur l’instant au gré des échanges et des interventions de chacun. Une musique parfois âpre, dissonante, aux sonorités acides mais qui se révèle fort attachante à mesure que l’on s’y plonge. Un vrai disque d’improvisation libre où chacun apporte son écot dans une belle osmose collective.

Wadada Leo Smith/George Lewis/John Zorn, Sonic Rivers, 2014

On termine ce tour d’horizon par un enregistrement où figure le boss de Tzadik en personne. Dans Sonic Rivers, John Zorn forme un grandiloquent trio de soufflants en compagnie du trompettiste Wadada Leo Smith et du tromboniste George Lewis, avec qui Zorn enregistra les fameux News For Lulu et More News For Lulu, respectivement en 1988 et 1992, en compagnie du guitariste Bill Frisell. Orgie de souffle, débauche d’énergie, enchevêtrement de timbres (du suraigu à l’infra grave), bribes d’électronique ; le tout au service d’une musique résolument libre et unique. Encore une bien belle rencontre.

par Julien Aunos // Publié le 3 mars 2024

[1Aujourd’hui les séries les plus actives sont l’Archival Series (pour les propres projets de Zorn) et la Spectrum Series (pour les projets des musiciens amis ; récemment, Zoh Amba et Sae Hashimoto avec son groupe Archipelago X ont enregistré dans cette série).

[2Il déclara à propos de cet album : « La musique peut aussi être une rivière souterraine qu’on travaille sans relâche. Je ne suis pas revenu, elle était toujours là ; elle a jailli, c’est tout. »

[3Une quatrième pièce pour électronique et percussions figure sur l’album. Elle a été enregistrée par Tony Oxley lors d’un concert d’hommage à Derek Bailey au Barbican de Londres en 2006.