Entretien

Trilogie John Zorn : Mathieu Amalric se confie

Rencontre avec le réalisateur Mathieu Amalric au sujet de sa trilogie consacrée à John Zorn.

Depuis 2010, Mathieu Amalric filme seul, avec sa caméra et ses micros, le musicien new-yorkais John Zorn. Saxophoniste, compositeur, improvisateur, explorateur indéfinissable, du jazz au quatuor à cordes, du noise au klezmer, de l’easy listening à l’orgue d’église, cartoon, oud électrique, soprano d’opéra ou chœur de femmes, Zorn nous embarque dans un voyage musical sans fin… et Mathieu Amalric avec nous.

Mathieu Amalric © Petra Cvelbar

- Dans quelles circonstances avez-vous fait la connaissance de John Zorn ? Étiez-vous familier de sa musique avant de travailler avec lui ?

En 2008 à Paris, John a eu envie de faire The Song Of Songs (Cantique des cantiques) en français. Vincent Anglade, le programmateur de Jazz à la Villette, lui a soufflé le nom de Clotilde Hesme et le mien. John voyait à peu près qui j’étais comme acteur, et Vincent nous a mis en contact. Je connaissais un peu la musique de John grâce à mon ingénieur du son, Olivier Mauvezin. Il m’avait fait écouter des morceaux que j’avais trouvés déments. Je suis arrivé, on a répété l’après-midi pour jouer le soir, et le lendemain matin, rideau, Zorn est reparti à New York. Il se trouvait qu’Alain Resnais allait présenter Les Herbes Folles à New York une semaine plus tard, et je l’accompagnais pour ce qui a été son dernier voyage dans cette ville importante pour lui. Et John m’avait dit « Well, call me ! ». Et j’ai osé l’appeler en arrivant là-bas, et ce qui a dû sceller cette sorte d’amitié - comme quoi la vie est faite de hasards - c’est que ce jour-là c’était Yom Kippour : le seul jour de l’année où il ne travaille pas ! On s’est promené en ville, il m’a dit « tiens, on va aller voir Laurie », je ne me doutais pas qu’il s’agissait de Laurie Anderson, et Lou Reed était là aussi, alors je me suis trouvé face à trois génies qui ne parlaient pas de musique mais de leurs baskets : « ils sont super ces baskets, tu les as trouvés où ? » ! Je n’en revenais pas, et ça a commencé comme ça, juste une journée. Deux ans plus tard, John m’écrit pour me dire qu’une chaîne de télé, par le biais de la personne qui s’occupait de la programmation sur l’art vivant, voulait un portrait de lui. Cela ne s’est pas fait avec le réalisateur pressenti, et John m’a demandé « tu ne veux pas le tenter ? ». A peine bredouillé-je « euh, je peux peut-être essayer » qu’il s’écrie « super, la semaine prochaine je serai à Milan, on donne un marathon, tu devrais venir ». J’appelle Mauvezin, j’en parle à mes producteurs Les Films du Poisson, dans le cadre d’un film qui serait pour cette chaîne. Alors, le temps de faire les dossiers, on a commencé à filmer – la seule fois avec un ingénieur du son – les images de Zorn I au théâtre Manzoni à Milan en 2010. La chaîne me relance pour demander les dossiers pour le financement. Je commence à écrire le projet, préparer les papiers, et puis, pfff, c’était saoulant. J’avais un Canon 5d à l’époque, et une caméra Black Magic Pocket, toute petite, avec laquelle j’ai fait C’est presque au bout du monde. Alors on oublie la commande. C’est ça qui est magnifique. Cette liberté complète. Lorsque je filme, c’est uniquement dans le cadre de la musique, pas dans le cadre privé. Tout de suite ç’a été la musique en train de se faire – et cela sans que l’on s’en parle, par une sorte de contrat d’amitié, dans un contexte où il n’y a ni photos ni caméras comme vous le savez. John sent l’âme de l’autre, ce que sa musique vous apporte, et donc il y a un lien, c’est aussi simple que ça. C’est quelqu’un qui m’a appris philosophiquement énormément de choses, être au bon endroit, se poser les bonnes questions.

Quand on se croise, j’ai ma caméra et je filme des trucs, pendant cinq ans, jusqu’en 2015. John me demande alors ce que je fais de ces images : « je fais des backups ». Et là il a l’idée, parce qu’il y avait un événement prévu à Paris, que « peut-être on pourrait montrer quelque chose ! ». Il est donc à l’initiative de tout ça. Il adore le cinéma, superposer des images à ses concerts, lorsqu’il improvise sur les films de Harry Smith ou d’autres cinéastes expérimentaux comme il l’a fait au Musée du Judaïsme par exemple. Il a imaginé qu’entre deux sets de musique, un écran descende et que les gens regardent quelque chose, des images pour un public venu écouter sa musique. Et c’est ce qui s’est passé. J’ai terminé le Zorn I avec Caroline Detournay, la monteuse. La première chose a été de retrouver les disques durs, me rendre compte que j’avais perdu des images. Chaque fois que j’allais dans un pays, je demandais à John qui étaient ses amis, et c’est comme ça qu’en Israël j’ai rencontré le merveilleux Jeremy Fogel, théologien, musicien, un génie qui a traduit en anglais la nouvelle version de Song of Songs. J’avais filmé Jeremy en Israël, mais jamais je n’ai retrouvé les images. J’ai perdu plein de choses, mais pas tout. Les images que j’avais tournées au Japon, avec Makigami Koichi, n’étaient pas perdues, et sont dans le premier film. Ce qui était bien, c’est que je savais que les films allaient être montrés devant des dingos de Zorn, donc nul besoin d’expliquer quoi que ce soit. Quand on voit le Japon dans le film, les gens comprennent pourquoi il y a le Japon, pas besoin d’une voix off comme dans un documentaire où l’on entendrait « John Zorn a vécu pendant neuf ans, six mois par an, au Japon ». Cela m’a permis d’avoir une forme cinématographique d’une liberté extraordinaire. Aussi grâce aux lieux où les films allaient être projetés. On a fait ce premier film et on s’est rendu compte avec Caroline qu’on n’avait pas envie de finir ! Que c’était une chose en expansion. C’est pour ça qu’on a mis « to be continued ». Évidemment, lorsque le film a été montré à la Philharmonie, je filmais les images que l’on voit dans Zorn II. C’est ça qui est drôle : chaque fois que les films sont projetés il y a des images du suivant. C’est pour ça que dans le « III » on voit Barbara Hannigan qui demande « Est-ce que le son va être montré » ? Oui. La première fois que le « II » a été montré, c’est lorsque vous l’avez vu à Jazz em agosto, en 2018. Zorn m’avait dit « pourquoi pas un deuxième pour Lisbonne ? » puis « et pourquoi pas un troisième pour Hambourg ? » et voilà…

- Cela semble correspondre à sa manière de fonctionner lorsqu’il monte un groupe : il enregistre un album sans songer que cela va être le début d’une série. Puis l’envie du dépassement, de nouveaux défis à lancer aux musiciens, motivent la suite.

Absolument. Les films sont comme des sets qu’il programmerait. Que ce soient des images ou de la musique, c’est pareil. C’est dans son programme, lorsqu’il imagine un marathon : est-ce qu’il y aurait la place, qu’est-ce qui pourrait être montré ? Un jour, on était à New York ensemble parce que Serre-moi fort (fiction réalisée par Mathieu Amalric en 2021) sortait aux Etats-Unis, on a passé la journée ensemble, et il m’a simplement dit « pourquoi pas un IV ? ».

- Est-ce que ce n’est pas difficile pour vous d’intercaler ces aventures avec vos films en tant que comédien et réalisateur ?

Non, parce que comme je ne suis pas en état de commande, je ne me dis pas « à telle date il faut absolument que je sois là parce que je vais rater ce concert ». Ce qui n’est pas filmé, pour moi, fait partie du film. C’est le hasard qui fait qu’à tel moment il se trouve que je filme. Là par exemple, à New York on a passé des moments magnifiques, j’avais la caméra dans le sac mais je ne l’ai pas sortie. Parce que c’est ça qui est beau, c’est ce que tu ne filmes pas. Et je sens que le quatrième volet va tourner autour de ça. Que l’amitié, c’est justement ce que tu ne filmes pas. C’est pour ça que dans le « III » il n’y a rien de 2020 et 2021, c’était pendant et après le confinement, on a eu des échanges par visio, enregistré les voix avec Barbara pour Song of Songs (paru sur Tzadik en édition limitée en 2022). J’aurais pu filmer ça. Mais ça aurait été forcé. Dès que je sens que c’est forcé, je ne filme pas. Et maintenant j’ai davantage d’expérience avec la sauvegarde, je sais ne plus rien perdre, on se retrouve avec Caroline, on regarde les rushes, et là on se dit tiens, c’est marrant, ce qui a eu l’air de t’intéresser, ce que visiblement tu as plutôt filmé ça, ou ça a l’air de plutôt parler de ça, et c’est comme ça que les films prennent une direction qui n’est pas décidée à l’avance. Lorsque je filme, je ne me dis pas « le cœur du film va être « Jumalattaret » », non : c’est lorsque John me dit « ce serait bien d’avoir quelque chose pour 2022 » et lorsqu’on regarde tout ce qu’on a comme images et comme son, on se rend compte qu’il y a quelque chose qui semble résumer tout le travail de John à travers une seule pièce de musique. C’est là que me reviennent en mémoire les échanges de mails avec Barbara, puisque j’ai la chance de vivre avec elle. Son angoisse, je l’ai vécue, après évidemment c’est du cinéma, je joue un peu sur l’exagération. Dans le film on peut croire que c’est une correspondance sur un an, en fait ça a duré un jour et demi. Je m’amusais à refaire Rocky I, pour que le spectateur pense « va-t-elle y arriver ? ». Le « IV », je ne peux pas vous dire ce que cela va être. Mais ce que j’ai ressenti lorsque j’ai filmé à Hambourg et en sauvegardant les images, sans même les regarder mais cette opération vous permet de vous souvenir de ce que vous étiez en train de filmer, c’est que mon plaisir c’était d’être dans le public. J’en avais ras le bol de filmer le travail, j’avais envie de recevoir la musique.

Alors, c’est peut-être une piste. Comme si, au bout de 13 ans, je devenais enfin spectateur ! Le « I » c’est un bain d’admiration, l’émerveillement d’un gars qui a la chance d’être projeté dans une constellation musicale et qui n’en revient pas, c’est juste de la musique dans tous les sens. Pour le deuxième, je ne pouvais pas continuer cet exercice, il fallait que ce soit une sorte d’étude de sa musique, d’où les mots de John écrits sur l’écran, une humeur plus mélancolique que le premier, où l’on perçoit un homme plus solitaire. Et le troisième, il fallait bien qu’il soit lui aussi différent. Donc je me suis dit, faisons un travail d’exégèse, partons d’une pièce de musique ; c’est pour ça que j’ai monté le film avec la partition. Au montage, j’avais la partition : mon envie, c’était que ce soit partageable et plus tu peux être précis, plus cela peut être universel. Je sentais que comme ça les gens pouvaient comprendre, sentir. Et c’est ce qui s’est passé avec le « III » à la projection au Cinéma du Réel, où pour la première fois des personnes ne venaient pas écouter la musique de John mais se rendaient à un festival de documentaire, de cinéma. Et la plupart d’entre eux n’avaient jamais entendu parler de John Zorn. Là, j’avais peur… j’ai dit aux organisateurs, je ne pense pas que cela va intéresser les gens, ces films ne sont faits que pour les concerts. Mais ils ont eu confiance et m’ont dit de ne pas m’inquiéter. Et on a eu cette projection, trois jours avant l’événement autour de John à Hambourg. J’avais tellement peur que j’étais en train de me bourrer la gueule au bar en sanglotant et en regrettant d’avoir accepté la projection, persuadé que les gens étaient en train de quitter la salle. Barbara a découvert le « III » qu’on venait de finir la veille, notamment pour les sous-titres, que j’ai beaucoup travaillés pour qu’ils soient précis musicalement. Barbara découvre donc le film dans la salle pleine, et ça a été une dinguerie. C’est depuis ce moment que des personnes me disent qu’il faut partager ces films.

- J’ai constaté cela lors de la projection du « II » à Lisbonne dans le grand auditorium, un après-midi. L’entrée était gratuite, il était évident que les films touchaient un large public au-delà du cercle des initiés, la dimension visuelle donnant un aperçu de l’énergie à l’œuvre, quel que soit le genre musical abordé.

Mais oui, c’est ça ! Parce que les films se nourrissent de l’énergie et de la philosophie de John, c’est incroyable, magique… Sur le « III », cette musique qui semble très difficile, le fait de revenir sur l’établi, de recommencer le même moment, de sentir techniquement exactement ce qu’ils sont en train de chercher ensemble, avec une telle joie en plus, cette absence de sérieux qui est extraordinaire… on a senti en regardant les rushes qu’en fait, ce moment de répétition allait être le cœur du film. Les gens se sont mis à aimer cette musique, et il faut savoir aussi que, comme je savais qu’il serait projeté juste avant le concert de « Jumalattaret », je ne voulais pas non plus que les gens aient tout… je voulais qu’ils aient faim ! C’est important. Je concevais le film pour des personnes qui allaient être mises en appétit pour écouter la pièce en live juste après.

- Vous filmez les musiciens - Barbara Hannigan, John Zorn et sa troupe - avec une passion évidente. Étant donné la diversité du corpus, y a-t-il un concert, un disque, un moment particulier qui a constitué un déclic ? Suivez-vous le parcours à travers les nouvelles parutions ?

Je peux vous dire la première musique de John que j’ai entendu, vous allez rigoler. C’était en 2003 pendant le tournage de Un homme un vrai des frères Larrieu, où Olivier Mauvezin était ingénieur du son. Olivier fait aussi tous mes films. On buvait des coups dans sa chambre, on dansait dans une ambiance cool, il met de la musique, et un moment j’entends un truc qui me plaît, je demande ce que c’est, et c’est The Gift, la première musique que j’ai entendue de John. Donc c’est en quelque sorte « Zorn pour les nuls », celui où il s’amuse à faire de l’easy listening, et je dois vous avouer que du coup, comme c’est le premier disque que j’ai écouté, j’ai une espèce de madeleine de Proust pour The Gift, dans lequel j’entends maintenant plein de complexités, de poly-textes, de trésors. Tout de suite après, il m’a fait écouter Naked City et Kristallnacht. Alors, je ne suis pas du tout quelqu’un qui peut vous citer des albums, des noms de morceaux, je suis nul en encyclopédie. Mais ce que j’ai entendu m’a scié. Un mec qui fait ça, et qui fait aussi ça, wow. Et ce que j’aime aussi, c’est que je n’ai à ce jour pas entendu toute la musique de John. En 2008, je me suis pris la musique de John à Jazz à la Villette, où j’ai assisté aux concerts, et ensuite quand il est revenu en 2013 à l’occasion du marathon pour son 60e anniversaire, dont vous verrez beaucoup de moments dans le « I ». A l’époque, j’étais jeune et courageux, alors j’allais carrément sur le plateau avec la caméra, entre les musiciens et tout. Et il y a aussi l’enregistrement de Rimbaud (Tzadik, 2012), exactement comme ça s’est passé. Il y a un moment où c’est John qui prend la caméra et me filme. Ça s’est passé comme ça, paf, rien de prémédité.

- Les tournages sont-ils improvisés, sans repérages ou plans de tournage ? Ou effectuez-vous une préparation en fonction des œuvres jouées et des lieux ? Filmer la musique implique-t-il des techniques adaptées à chaque situation ?

Ah oui, totalement improvisés. Pas de préparation, rien du tout, rien. Je n’ai besoin de rien, aucun technicien, je me débrouille avec ce que j’ai et oui, cela implique d’adapter les techniques. Peu à peu je me suis perfectionné, je filme maintenant avec un Lumix GH5, j’ai deux objectifs X Voigtländer qui ouvrent à 0,9, ce sont des objectifs photo qui me permettent rapidement de filmer dans le noir. J’aime utiliser des fixes car cela m’oblige à m’approcher ou à m’éloigner, tandis que le zoom, ce n’est pas le même état d’esprit. Puis je me suis perfectionné en son, maintenant j’ai quatre sources-son. Sur le « II » j’avais déjà un PCM, un h1, trois sources son. Je les déplace en fonction de ce qui se passe.

- Vous est-il arrivé de travailler avec l’ingénieur du son de Zorn, Marc Urselli ?

Non. Marc, qu’on voit assez souvent à l’image, n’enregistre pas les concerts, c’est fini depuis longtemps, John ne veut plus. C’est cette philosophie qui ouvre le « II » avec la phrase « It will never happen again ». Donc pas d’enregistrement, la musique est pour les gens qui sont là et auront la mémoire de ce concert. Les sons des films, ce sont les miens. Mais quand il a joué de l’orgue blanc à la Philharmonie de Paris, dans l’après-midi, il était très heureux pendant les répétitions, alors il dit « peut-être ce soir ce serait bien d’avoir une trace, tu ne peux pas appeler ton copain ? » J’appelle Olivier, qui vient et enregistre le concert, l’impro à minuit à l’orgue, et il a filé les bandes à John. Et cela m’a permis d’avoir un bon son pour les moments d’orgue qu’on voit dans le « II ». Maintenant je me débrouille assez bien et surtout je travaille avec un monteur son, Sylvain Malbrant, et un mixeur, si bien qu’à la fin on arrive à avoir quelque chose de supportable. Après, il y a les erreurs, les accidents, par exemple dans le « III », quand le pianiste Stephen Gosling fait tomber le micro : j’ai perdu tous les sons d’avant, qui ne sont enregistrés que par la caméra. On s’en sort. Et j’ai demandé des conseils, trouvé des pieds et outils pour accrocher mes machins et peu importe que ces outils soient à l’image, ça me permet d’avoir une source proche, une source plus lointaine, et ensuite au montage son et au mixage on arrive à créer une matière riche.

- Aviez-vous des références en termes de films musicaux ?

Non. Il faut être dans l’instant, c’est une danse, j’aime beaucoup le côté physique du moment où vous êtes en train de filmer, en essayant de ne pas trop rater la mise au point, pensant en même temps à placer les micros au bon endroit en fonction de ce qui se passe. Vous n’êtes pas dans la référence mais plutôt dans une respiration commune avec les musiciens. C’est sensuel. C’est à cet état que j’accède. Ah ! Si on veut une référence, en voilà une. À un moment donné, en montage, j’ai songé que cela pourrait avoir la beauté des portraits qu’André Labarthe a faits, de tous ces cinéastes et danseurs qu’il a filmés.

- La musique influence votre manière de la capter.

Voilà. Ensuite, au montage, c’est différent. Au montage, la notion de spectacle entre en jeu. Puisque vous offrez quelque chose à voir, comment est-ce que ça peut être partageable ? Il y a des notions d’ennui, d’intérêt, d’émotion. Dans le premier, je dirais que ma référence c’est la musique même de John. La polyphonie, le collage, la rapidité, la poésie, le haïku, Godard, Artaud, Spillane, Duchamp…

- Zorn a-t-il vu les films et vous donne-t-il son avis ?

Il les a vus, mais il n’émet aucun commentaire, ne demande aucune coupe. C’est moi qui le tanne pour lui demander de les visionner ! Je ruse, lui dis que j’ai besoin qu’il vérifie des choses techniques, pour éviter des erreurs. Cela permet qu’il visionne les films avant qu’ils ne soient tout à fait finis. Mais il n’y a jamais eu de demande de modification. Je ne peux pas vous dire à quel point c’est bouleversant, les lettres qu’il m’envoie quand il découvre les films. Sublime. Sublime parce que c’est la liberté de l’autre, c’est l’inverse du droit d’auteur ou de la censure, du droit de regard… De même dans sa relation aux musiciens, ce qu’il dit que je trouve sublime dans le « III », c’est qu’il n’écrit pas pour lui-même mais pour le moment où vous allez recevoir ce truc et vous dire « what the fuck ?! », et que vous vous l’appropriez, que ça devienne vous. Sur le « II », c’était plus facile puisqu’il y avait des textes et je voulais que les textes lui plaisent. C’est le seul moment où il y a eu un échange sur ce qui serait le mieux dans son choix de textes à l’écran. Mais sur le « III », rien du tout. J’avais peur parce que finalement il est extrêmement intime, ce film, notamment le choix des mails ; j’ai demandé à John de pouvoir les utiliser car je sentais que ça pouvait être très beau. Et après, je me suis dit que la place juste serait que je lise les mails. On a essayé le montage comme ça, et on s’est rendu compte que ça fonctionnait.

- Cela a une résonance particulière avec le fait que vous soyez à l’origine de la rencontre entre Zorn et Barbara Hannigan.

Ce n’est pas vrai ! C’est ce que John a écrit dans la présentation de Song Of Songs, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Je n’ai rien fait. En fait, je ne me souviens pas. Ce qui est certain, c’est qu’ils connaissaient l’existence et la musique l’un de l’autre, se reniflaient de loin depuis longtemps.

- Aimez-vous accompagner les projections, rencontrer les spectateurs ? Qu’il s’agisse de festivals musicaux ou de salles de cinéma. Puisque vous les avez projetés dans des lieux aussi différents que le Japon ou la Laponie, les réactions sont-elles très différentes à chaque fois ?

Jacky Evrard, qui a créé Côté court, un festival de courts-métrages au Ciné 104 de Pantin, a fait deux projections. Jacky était tellement fou du « I » qu’il avait vu à la Philharmonie, qu’il m’a convaincu de le montrer en ouverture de Côté court une année, et l’année suivante on a montré le « II ». Et là j’ai commencé à sentir qu’il se passait quelque chose. En Laponie on a montré le « III », parce qu’on était en Finlande et que la pièce centrale du film évoque les divinités locales. Ce que j’essaie de faire à chaque fois, c’est d’aller du côté des musiciens. Au Japon, il y avait Makigami Koichi, dans un petit festival de musique qu’il a créé à Atami, son bled de naissance, il y avait une impro avec Jim O’Rourke et Eiko Ishibashi (la compositrice du film Drive My Car), j’ai filmé là et peut-être ce sera dans le « IV », allez savoir. Il y a eu un moment sublime où Jim O’Rourke me raconte sa rencontre avec John, eh bien, je n’ai pas pris la caméra, parce que, je ne sais pas comment te dire, t’es là, le mec te raconte un truc, on était en train de fumer dehors, ma caméra était à l’intérieur, je ne vais pas dire « attends, stop, je vais chercher ma caméra ». Donc ce qui va être beau, c’est comment je vais raconter ce qui n’a pas été filmé. Et John m’a raconté quelque chose de son travail avec Jack Smith, cet homme du théâtre expérimental. Jack Smith avait demandé à John de prendre une caméra et de filmer. Au bout d’un moment, la caméra se met à faire un drôle de bruit et John se rend compte qu’il n’y a pas de pellicule, et Smith lui dit, bah oui, c’est ça qui est beau. Et c’est là que John a eu l’idée de ce qu’il fait avec le théâtre optique, dont j’ai la chance qu’il m’ait fait une séance, avec Ikue Mori, un jour à New York.

- Il existe une courte vidéo où on le voit parler de cet aspect de son travail.

Oui. Et vous savez quoi ? John a réalisé le film ! Eh ouais ! Vous verrez dans le « IV ».

- De manière transversale, « Zorn III » peut-il être vu comme une suite à « C’est presque au bout du monde », où vous filmiez déjà le chant de Barbara Hannigan, dans sa dimension à la fois physique, sensuelle et transcendante ?

Je ne l’ai pas imaginé ainsi ; au contraire, je veillais à ne pas me répéter. Il y a juste une chose en commun : tout à la fin du film, on entend le même son que Barbara fait quand elle commence à chauffer sa voix, dans un plan large, mais c’est tout. Mais de toute façon « III » n’était pas un film sur Barbara, ni au tournage ni au montage. Barbara était un vecteur qui nous permettait de parler de John, un témoin, si j’ose dire, d’une séance de bizutage d’une nouvelle venue dans le monde zornien, qui nous permettait de raconter ce que d’autres musiciens vous ont raconté concernant le travail avec Zorn. Dans ce cas, Barbara m’a servi de porte d’entrée en Zornie, sur le plan du processus musical entre le compositeur et son interprète. Et il y a une structure narrative qui se dessine, chaque partie a des titres et l’une des parties s’appelle « Barbara enzornée ». J’avais la chance d’avoir filmé Barbara écoutant Zorn, quand il n’avait pas pu jouer à Pleyel et s’était replié au New Morning à la dernière minute. Barbara avait reçu la musique, elle était en extase, « enzornée ». Barbara est comme Candide, c’est l’étrangère qui vient accoster à un monde inconnu. Comment va-t-elle faire avec sa hachette pour conquérir les branches de la jungle, vaincre les bêtes sauvages et arriver à… s’en sortir, quoi ! L’équilibre était très important à trouver pour que ce ne soit pas perçu comme un film sur Barbara. Le titre est bien Zorn III, pas « Hannigan I ». On la voit davantage à l’écran, mais elle est en obsession de John. Dans le film, pendant que Barbara travaille, John aussi travaille de son côté. Il est en tournée, avec d’autres musiciens… La première fois qu’on les voit ensemble dans le même plan, c’est au bout de quarante minutes. C’est le côté western du film : quand est-ce qu’ils vont se faire face ? C’est construit comme ça, comme un suspense, depuis les mails jusqu’à la répétition. Leur rencontre a lieu lors de la première répétition. Et là il rit, et elle a peur, elle lui dit « j’ai le trac » et il répond « non, n’aie pas le trac ! Le chant n’est pas un problème. Travaille sur les moments où tu ne chantes pas. Pense aux déesses ». Et il lui enlève sa peur, c’est magnifique.

- Existe-t-il une partie de son travail qui vous touche particulièrement, une autre à laquelle vous revenez moins, une autre encore qui vous intrigue sans en avoir trouvé les clés ?

Je ne peux pas isoler une partie de son travail qui me touche plus qu’une autre. C’est un monde en expansion où rien n’est impossible. Des fois, j’aime The Gift, pour les mélodies. Et puis quand j’entends « Necronomicon » pour quatuor à cordes, je suis en transe. Et puis me prend l’envie d’écouter un concert au Japon avec les cris de Yamatsuka Eye. J’ai un amour fou pour la guitare de Marc Ribot, il y a une pièce que j’aime profondément dans le volume 21 de Filmworks, Belle de nature, le morceau « Orties cuisantes », c’est tout doux puis c’est quatre minutes de solo de guitare à la Hendrix. Des fois, je mets ce morceau et je danse tout seul. C’est pour ça que j’ai mis un court plan avec Barbara et une guitare électrique, dans la maison en Bretagne. Un plan de la vie privée, filmé à l’iPhone, mais qui s’intègre au propos du film. J’ai cette guitare car je devais apprendre à en jouer pour mon rôle dans Tralala des frères Larrieu. J’aime aussi beaucoup l’album consacré à Maya Deren, les trois versions de Kiev, avec une préférence pour celle au piano. Les thèmes de John sont si forts qu’on se demande s’ils n’existaient pas avant lui. C’est comme avec les Beatles ou Bach, comment imaginer que ces pièces n’existent pas depuis toujours ? Elles étaient là avant que la Terre ait été créée. Et je dois mentionner l’album-hommage à Ennio Morricone, qui est le disque par lequel beaucoup ont eu accès à Zorn. J’aime aussi le soin apporté à la conception et fabrication des disques : j’ai filmé des choses qui seront probablement dans le « IV », sur le processus de fabrication des disques, pour rendre compte de la beauté de ces objets, Zorn étant présent à chaque étape, jusqu’au choix des matériaux et des encres pour les pochettes.

- Quel est votre film musical préféré (documentaire ou fiction) ?

Un véritable choc musical a été Get Back, le film de Peter Jackson sur les Beatles, diffusé sur Disney+. Vous n’avez pas vu ça ? Vous êtes fou. C’est la plus belle chose qui existe au monde. Ça dure neuf heures et c’est construit à partir d’images filmées en 1969 sur les 25 jours de la création du dernier album des Beatles, jusqu’au dernier concert sur le toit. Je n’arrêtais pas de faire des pauses, tellement je n’en revenais pas. Et cela m’a un peu nourri pour le « III ». Dans la conscience qu’on pouvait travailler sur la durée. La scène de la répétition dure environ 35 minutes : j’ai osé faire cela après avoir vu Get Back. Dans le « I », les scènes sont très courtes ; dans le « II » elles sont assez courtes mais il y a la réflexion de Zorn sur ce que signifie d’être un musicien aujourd’hui : s’occuper de l’argent, de l’organisation, de l’improvisation, de mettre les gens ensemble, de la performance, des voyages, de tout. Peut-être un peu comme Bach. Il fallait traiter tous ces aspects et les refléter dans les images de déplacements, de repas en commun etc. Il y a des plis dans ce film, des moments de solitude à l’orgue et beaucoup de moments sur les batteurs, Tyshawn Sorey et les autres. Joey Baron fait des tours de cartes, c’est un grand magicien !

- Une fois les films terminés, vous arrive-t-il de les retoucher ?

Non. Seulement des erreurs de sous-titres qu’il faut rectifier. J’essaie d’éviter la nostalgie. Par exemple, à Lisbonne, j’avais filmé des moments très beaux où on faisait les tests son et image au Gulbenkian pour la projection du Zorn II dans le grand auditorium, et puis non : j’ai décidé de ne pas inclure tout ça dans le « III ». Il faut qu’à chaque fois ce soit du présent et de nouvelles images. Il n’y a aucune image commune aux trois films.

- Filmer des musiciens a-t-il influencé votre façon d’aborder les tournages de fiction ?

Avec Barbara, je baigne dans la musique. Je me suis rendu compte après coup que le fait de les avoir filmés depuis douze ans m’a, sans que je m’en rende compte, influencé dans la manière dont je conçois la narration pour les films de fiction. Je m’en suis aperçu sur Serre-moi fort, où il n’y a presque plus de dialogues et où la narration passe par d’autres moyens.

- Auriez-vous envie de proposer à Zorn de participer à l’un de vos films en tant que compositeur ?

Cela pourrait arriver. Mais c’est quelque chose qu’il faut créer dès la conception. Il faudrait que j’écrive le film avec déjà une musique composée à partir d’une histoire que je lui aurais racontée… On en parlé. Il a été déçu par la manière dont les réalisateurs ont utilisé la musique qu’il avait composée pour eux. La dimension musicale de mon cinéma est présente avant que je commence à écrire le scénario. Pour Serre-moi fort, Debussy était déjà là, Rameau était déjà là. Ce sont eux qui me donnent la note. Même pour Mange ta soupe, c’est l’interprétation de la gigue par Glenn Gould qui m’a inspiré la manière de filmer, de me détacher de l’autobiographie. Ce n’est pas une fois que j’ai fini que je me dis « tiens, ce serait bien de mettre une musique là », non. La musique est là dès le début.

par David Cristol // Publié le 3 mars 2024
P.-S. :

Les captures d’écran des films sont aimablement fournies par Mathieu Amalric.