Entretien

Claude Barthélémy

il est passé par ici, il repassera par là…

  • Comment t’est venue l’idée de postuler à nouveau pour l’ONJ ? Pourquoi une seconde candidature, treize ans après ? Pourquoi revenir tout simplement ?

Après la relative jachère, pénible mais nécessaire, qui a suivi la fin de mon mandat, je me suis enfin autorisé à me penser comme jazz-man et ai proposé deux spectacles coup sur coup, en octette : « une Nouvelle Orléans » et « Otis », deux histoires de cette musique du point de vue d’un baby-boomer banlieusard. Des personnes autorisées m’ont fait remarquer que « le rendement » de ce nouveau groupe était égal à celui de mon Onj ; j’en ai conclu que mon écriture avait certainement fait des progrès…
Ces progrès et leurs développements actuels, je veux les redonner à l’institution qui m’a permis de les initier, l’Orchestre National de jazz, dont j’ai toujours dit et pensé qu’il était un outil majeur pour l’exposition de notre musique auprès d’un public large et curieux sinon vraiment averti.

  • Comment se resituer par rapport à ce nouveau projet, après dix ans ?

Le monde a beaucoup changé, l’heure est venue de proposer une véritable « planet music », savante et joyeuse, et sonorisée de façon à respecter le timbre des instruments non-européens. Je pense, je souhaite, j’espère, j’ai la folie de prétendre pouvoir faire vivre deux mondes sous le même toit d’un orchestre de chambre, de cour dit-on dans ces pays « là-bas », qui serait l’Onj. Un retour de l’idée de la plus savante des musiques populaires et la plus populaire des musiques savantes. Au fond, le jazz n’est-il pas une manière de folklore urbain réinventé sans cesse par des gens venus de partout ?

Il s’agit d’intégrer dans le monde du jazz la partie immergée de ces musiques d’ailleurs, dans ce qu’elles ont conservé de primordial : les tempéraments non-égaux, l’utilisation des bruits parasites, des territoires proto-modaux, musiques à tons plus qu’à notes. Je vois très bien comment les mêler à des considérations harmoniques d’aujourd’hui. Il faut préciser que l’évolution de la lutherie occidentale a toujours été dirigée dans l’esprit de plus de puissance, de tessiture, de vélocité, de propreté, d’uniformisation des timbres afin de rendre cohérentes les grandes machines que sont les orchestres symphoniques. Le but a été atteint avec un succès indéniable mais au prix de quelques abandons. Et un jour l’on reste cloué à l’écoute de Munir Bachir, sans clé évidente de cette sidération.

  • Bilan de ton premier Onj et des deux albums produits : Claire et Jack !line Comment choisis-tu les titres en général ?

<Jack Line, c’est une indication derrière les amplis, entrée « jack » ou entrée « ligne ». C’est aussi le prénom de ma petite sœur Jacqueline, qui en a assuré la direction artistique. Jacqueline, en tant qu’architecte est proche de la composition musicale. Elle a aussi réalisé Moderne, mon premier disque en 1983 et, en collaboration avec moi, le premier disque de Sylvain Kassap, Saxifrages.
Jack line est un des disques les plus complexes que j’aie jamais signés et elle a assuré impeccablement la mission que je lui avais confiée, à savoir de faire entendre TOUTES les notes et Dieu sait s’il y en a ! Il est la somme de toutes mes musiques d’alors, presque un testament.
Si Jack-Line a un côté « dernière issue avant le désastre », il est beaucoup plus difficile à pénétrer que Claire , qui passe élégamment le temps. C’est le plus objectif et complet de tous mes enregistrements. Curieusement, les personnes peu au fait de cette musique préfèrent Jack-Line à Claire, peut-être encore trop jazz…
En ce qui concerne les titres, je n’écris jamais rien si je n’ai pas un titre de travail au moins, sur lequel je puisse rêver, qui me raconte une histoire dont je profiterai des failles pour les transposer dans la musique. Ainsi, prenons l’exemple d’ un morceau intitulé :« Yes ! But Brahms ? ». Mon point de départ est un quidam écoutant Charlie Parker s’échauffer en loge, il va vers lui très poliment pour lui dire : « Bien ! Mais Brahms dans tout ça ? » Je pense alors au jeune Brahms qui dans sa jeunesse gagnait sa vie dans les « clubs » de l’époque avec son ami violoniste hongrois… Cela fait 3 univers musicaux à mélanger.
Je ne tiens pas à ce que le public sache quoi que ce soit de mon histoire, en revanche si la musique fait que les gens se racontent une histoire personnelle, alors j’aurai réussi à éveiller leur imaginaire créatif et j’aurai fait mon métier.

  • Peux-tu évoquer plus précisément ce deuxième Onj ? Le choix de l’équipe ? le cahier des charges ?

La composition de l’orchestre : batterie (Jean-Luc Landsweerdt), percussions(Vincent Limouzin), 2 basses (Olivier Lété, Nicolas Mahieux), 2 guitares(Alexi Thérain, Claude Barthélemy),3 trombones (Jean-Louis Pommier, Sébastien Llado, Pascal Benech), 2 trompette-cornet-bugle(Geoffroy Tamisier, Médéric Collignon), 2 saxophones (Vincent Mascart, Philippe Lemoine).

A l’exception de deux d’entre eux, aucun n’a été recruté dans un ONJ précédent, et surtout aucun dans l’ ONJ version 89-91. Il s’agit pour la grande majorité de jeunes musiciens : une participation à l’orchestre représente une belle exposition de leur travail devant des publics divers dans un cadre solide. Je les connais tous, j’ai joué en concert avec la plupart d’entre eux et je suis de près la « carrière » des autres. Beaucoup de nouveaux arrivés talentueux aussi auraient pu prétendre à une participation dans ce projet. Mais au-delà de l’adhésion à ma façon de voir, c’est l’intelligence, la générosité, le désir de musique propre à chacun qui ont constitué les facteurs prépondérants dans la construction de mon choix.
J’aime à voir les choses se faire en bonne intelligence entre gens qui savent que la musique est aussi un jeu parfait où tout le monde gagne lorsque la partie est belle. En plus les interprètes sont les premiers et principaux « publicitaires » de la musique. Il convient de les choyer, surprendre, rassurer, rendre ambitieux . C’est comme la corrida : c’est le matador qui anime le taureau, c’est le taureau qui fait la corrida.

Le répertoire (non exhaustif) est constitué de pièces comme : Les amis de Bill , Le lacunaire speedé (autour d’Hank Mobley), Faussaire (pour Charlie Mingus), Tabasco Mental (folie énervée), Planète (planerie Balinaise), Otis (R’n’B), Corvisart (reggae à ma façon), Wild Cat blues (Clarence Williams), Power of Love (James Marshall Hendrix), Nuages (Django Reinhardt), Dezarwa (Henri Texier), Airegin en arrangement hardrock (Sonny Rollins).

J’ai imaginé une découpe du mandat en quatre périodes de quatre mois, d’une façon un peu formelle, mais qui donne un cadre à la réflexion.
Les saisons :

  • « Normale », ou l’ exposition de l’orchestre sur son répertoire de base.
  • « Saxo-folies », ou l’invitation de grands saxophonistes : Sylvain Bœuf, Andy Sheppard, Wolfgang Puschnig, David Murray. Ils seront invités séparément et le programme du concert admettra des variations en fonction de leurs désirs et de notre subjectivité
  • « Planète », ou des salades composées, agrémentées d’épices lointaines.
    Je me suis rendu en Chine début mai 2002 pour donner trois concerts avec « Sereine », à Hong Kong, Macao et Canton. J’y ai rencontré des compositeurs et instrumentistes chinois pour élaborer un projet mixte dont l’issue scénique, fin 2003-début 2004, aurait lieu en Chine puis en France. La période envisagée correspond à l’année de la Chine en France. Les musiques que j’ai écoutées sont lumineuses, pertinentes, une autre écoute du monde d’aujourd’hui. Je souhaite associer l’ONJ à cette rencontre. Cette aventure verra le jour dans le cadre du Grenoble Jazz Festival de mars 2004.
    Quant à l’Afrique, j’y ai déjà travaillé comme directeur artistique pour un disque de la malienne Nahawa Dumbia, à Bamako, et nous, (c’est à dire le trio avec Ponthieux et Denizet), revenons d’Afrique centrale, où d’intéressants contacts avec des percussionnistes, chanteurs, danseurs et rappeurs, à Kinshasa et N’Djamena, ont été noués. Les directeurs des centres culturels français de ces deux villes sont désireux d’exporter certains des talents locaux avec lesquels ils entretiennent d’étroites relations. Je connais la difficulté d’organiser quoi que ce soit avec des ressortissants des pays de ce continent. Le professionnalisme des équipes des CCF sur place laisse quand même entrevoir une possibilité d’envisager une invitation.

Le jazz peut être considéré comme la rencontre de l’Afrique et l’Europe qui s’est produit sur un terrain « neutre » : l’Amérique. L’apport sub-sahélien à cette musique (le n’goni de Moriba Koïta) mérite aujourd’hui une exposition sérieuse.

  • Transversales : la danse, la photo, l’action painting, les musiques d’aujourd’hui.

Les exemples de Bali, donc de l’Inde du Sud, où les danseurs évoluent au milieu de l’orchestre, me donnent l’envie d’une transposition européenne, où la danse d’aujourd’hui ne bouderait pas forcément le synchronisme rythmique, où la chorégraphie serait une partie du spectacle et non le seul objet, comme un soliste instrumentiste invité.

Dans le même esprit, il ne me semble pas impossible d’imaginer la présence de l’orchestre au sein de manifestations comme « Le Printemps de la Photo », désormais installé à Toulouse. Ou la collaboration à Marseille et dans d’autres villes avec « Ars Nova » dont je suis un des compositeurs « maison », ce qui permettrait d’envisager la création de musiques d’aujourd’hui, et pourquoi pas un opéra jazz. Et aussi d’écrire de la musique en intégrant des instruments peu courants dans le jazz comme le basson, le violon alto, le cor…

  • Quelle est ton idée musicale : la musique que tu as envie de composer et de voir jouée ?

Toujours la même : réconcilier l’atonalisme, le lyrisme et la mélodie, et entretenir le petit carré de forêt qui m’a été confié, entre Boulez, Hendrix , Munir Bachir et Sonny Rollins.

  • Ton actualité ?

Pour l’ONJ voici les premiers concerts de l’Orchestre National de Jazz :

  • ONJ Primeur : Nantes, Pannonica/Paul Fort, jeudi 14 novembre à 21 h.
  • ONJ Workshop : Marseille, Montevidéo/GRIM, jeudi 21 novembre à 20 h.
  • ONJ Planète : Paris, Auditorium Saint-Germain-des-Prés, les 26 et 27 novembre à 20h30.

Amiens et Label Bleu

Je suis sous contrat avec Label Bleu et à ce titre, je lui présenterai tous mes projets discographiques. J’ai obtenu l’assurance de la part de Jacques Pornon, Michel Orier et Pierre Walfisz que l’ONJ enregistrerait pour Label Bleu, quelque soit l’évolution du label. L’ONJ serait invité en résidence à la maison de la culture d’Amiens à partir de 2003 et associé au moins à une création chorégraphique. L’album avec l’ONJ Claude Barthélémy sera enregistré en décembre 2002 ( Production Label Bleu/ ONJ ).

La fabrique du disque :

On a enregistré en live, sur scène pendant cinq concerts d’affilée, du 26 au 30 mars dernier, lors du Festival des musiques d’ailleurs d’Amiens, un disque avec mon trio, plus en invité Daunik Lazro et Rémi Charmasson. Voir la musique d’un tout autre point de vue, tout de précision, de patience et de rigueur.
C’est pour moi la plus grande joie musicale, de bâtir pas à pas une architecture savante dans laquelle l’auditeur pourra se promener à sa guise, et qui, dans l’idéal, stimulera son intelligence, et sa sensualité, qui sait ?

Et puis je suis aussi très fier de mon arrangement de la musique d’Henri Texier pour les cordes de l’orchestre de Bretagne, dirigé par Stéphane Sanderling : ce travail fut suivi de l’enregistrement début avril d’un album, toujours chez Label Bleu . [ndlr : le disque vient de sortir « Henri Texier Azur Quintet - Strings Spirit]. Ecrire, inventer, suggérer, toutes les parties des violons, alti, violoncelles, 29 musiciens en tout, définir le climat et l’esprit des interprétations, aider le Quintette Azur à réaliser au mieux leur partie. »Arranger« impliquerait que l’on mette de l’ordre et que l’on »améliore" le premier état. Il peut arriver que l’on ne fasse rien si le morceau se suffit à lui même. Composer et arranger, c’est ne jamais RIEN oublier. Entrent dans ce travail surtout une technique d’harmonie, de contrepoint, une connaissance des instruments autres que ceux auxquels on est habituellement confronté dans notre pratique d’instrumentiste. Ainsi je ne me sens pas du tout forcé de penser à ma guitare surtout s’il n’y en a pas dans le projet. C’est encore l’envie de se retrousser les manches tout seul, des jours et des jours à sa table de travail. Je suis un écrivain de musique.

  • Solo, Trio , Quartet, Big band ?

L’envie de revenir à un format de type « big band » me chatouillait depuis une de mes créations récentes, « Barthématiques », qui a eu lieu le 12 mars 1999 dans la Grande Salle de la Cité de la Musique, dans le cadre du festival Banlieues Bleues. Gary Valente, Matthieu Michel, Michel Massot, Evan Parker, Michaël Riessler, Alessio Riccio, et, le meilleur pour la fin, Sophia Domancich et Hélène Labarrière se joignirent à moi pour ce concert. Nouvel orchestre, nouveaux arrangements, pour la première fois je réussis à diriger et en même temps jouer ma guitare à peu près correctement dans ce genre de situation, unique et traquante à souhait. J’ai depuis un an résolu de faire de l’attelage guitare-basse-batterie-accordéon-vibraphone la base de la plupart de mes extensions instrumentales. D’où Sereine.

  • Comment envisages-tu le point d’ancrage de tes différentes formations ? Sont-elles seulement un reflet de la diversité des idées qui te traversent ou concourent-elles à la création d’une seule et même musique, originale et spécifique ?

C’est la même musique à travers le prisme de différents musiciens de haut niveau qui me font l’honneur de bien vouloir jouer avec moi. Les castings, distribution, choix des musiciens, sont toujours affûtés au micron près. Cette opération peut prendre un temps fort long, jusqu’à plus de dix années pour trouver un cadre intéressant, qui mette en valeur Daunik Lazro par exemple.
J’aime que les choses ne se révèlent pas être ce que l’on pouvait en voir de loin, mieux qu’elles se transforment aussitôt que l’esprit peut les reconnaître, car la réalité est une invention de tous les instants. La seule chose sûre c’est le changement en quelque sorte. Parlons d’astuce ou de mirage, « piège » est peut être trop « chasseur ». Toute ma musique est en déséquilibre permanent, sur des plans très diversifiés. Ainsi l’ivresse de « Bornéo » dans le Cd Sereine, est générée par des harmonies qui couvrent toutes les tonalités, et une mélodie apparemment banale qui présente chacun des douze sons à égalité, tout ça « costumé » en une innocente valse musette, style que j’affectionne tout particulièrement. Le fait d’user toutes les tonalités peut donner l’apparence de la complétude, mais ce qui se passe c’est que, toute l’information n’étant pas une information, on se retrouve comme perdu chez soi, désorienté. J’ai une conception totalement UNITAIRE de mon oeuvre, et elle est assez volumineuse et diversifiée pour me permettre de m’auto-citer, d’où le choix de reprises, par exemple celui d’ « Airegin », dont je prépare une quatrième version, vient de ce que je n’arrive pas à expliquer le charme qu’il opère sur moi. Mais il peut s’agir aussi d’une reprise d’un air, d’une situation, d’une technique particulière d’écriture, enfin, toutes sortes de choses personnelles qui me donnent l’occasion de re-biner mon jardin.