Entretien

Pierre Van Dormael

Entretien avec un poly-guitariste belge

Pierre Van Dormael a apporté d’importantes contributions au jazz actuel (malgré une discographie peu abondante) : il a été à l’origine d’Aka Moon, par exemple. Il y a plus d’un an paraissait « Vivaces », un chef-d’oeuvre présentant, au-delà d’une longue carrière musicale, la vision de l’univers défendue par un musicien trop discret.

  • Comment as-tu commencé la musique ?

Au fait, j’ai commencé par d’autres instruments. A 7 ans j’ai commencé la flûte à bec baroque, que j’ai pratiquée pendant 5 ans. Puis mon professeur avait besoin d’un violoniste, donc j’ai fait 6 ans de violon et ai joué deuxième violon dans un ensemble de musique de chambre. La guitare est venue avec le scoutisme, autour du feu de camp. En choississant la guitare, j’ai fait le choix de la liberté.

J’ai habité en Allemagne toute mon enfance. Là-bas j’avais une jeune professeur qui me faisait jouer de la musique contemporaine, Hindemith par exemple. Quand je suis revenu en Belgique, mon professeur de violon était très différent, il me faisait me tordre la main, placer les doigts de telle manière pour produire tel son. J’ai choisi de faire la guitare en auto-didacte : je voulais faire la musique avec mon coeur, pas apprendre à me tordre la main.

Je n’apprends pas à mes élèves comment placer leurs doigts. Je n’ai jamais accepté qu’on puisse travailler son son : cela se travaille à l’intérieur de soi. Le son, c’est son âme, ce n’est pas une question de placer ses doigts comme ceci ou comme cela. D’ailleurs, j’ai pris quelques cours de guitare classique avec Nicolas Alfonso, qui m’ont rapidement fait comprendre que je n’étais pas fait pour la musique classique, écrite, à cause de mon approche.

  • En tant qu’auto-didacte, qu’as-tu commencé par jouer ?

Bob Dylan, le folk américain et les chansons de cow-boy. Du folk je suis passé au blues, d’abord avec le blues acoustique du début du siècle, Robert Johnson par exemple. Ensuite, c’était Jimi Hendrix et les groupes de rock de l’époque : Yes, Genesis ou Cream. Finalement, je suis tombé sur Django.

L’improvisation est l’élément essentiel pour mon évolution vers le jazz. J’ai commencé par apprendre par coeur des solos de Django et Jimi. Mais quand je voulais faire une autre improvisation, je ne savais pas quoi faire. D’oreille, c’est assez facile de jouer dans un style qu’on a entendu. Pour ne pas répéter une musique qui existe déjà, pour faire autre chose, il faut comprendre comment tout fonctionne. John Coltrane disait que si on voulait changer une musique, il fallait la comprendre jusqu’à sa plus petite particule.

J’ai été totalement bouleversé par l’album Life Between the Exit Sgns de Keith Jarrett : avec Django, c’est ce qui m’a poussé vers le jazz. Plus tard, j’ai ensuite vu son trio, avec environ vingt-cinq autres spectateurs. Après le concert, dans le bar, il ne restait plus que Keith Jarrett, un ami et moi. Il y avait une guitare accrochée au mur et je lui ai joué deux-trois morceaux. Il n’a rien dit, mais il a écouté attentivement. J’ai appris que Keith Jarrett avait étudié au Berklee College of Music, alors je me suis dit : « C’est là que je dois aller. »

Dans ma classe, à l’école, il y avait justement un élève venu dans le cadre d’un échange avec Boston et dont la mère connaissait un professeur à Berklee. C’est ainsi que j’ai reçu les documents d’inscription. Mon père a accepté que je parte et en 1971 je suis devenu le premier belge à aller à Berklee. J’y ai étudié l’arrangement et la composition pendant deux ans. Cette expérience a répondu à toutes mes questions.

Au Conservatoire de Bruxelles, il fallait étudier treize ans avant d’aborder la composition. C’était un peu long ! Au contraire, à Berklee on l’a étudiée dès la première année. Heureusement, les choses ont évolué.

A mon retour j’ai étudié la musique contemporaine pendant deux ans avec Frédéric Rzewski au Conservatoire de Liège. Je l’ai fait parce que je voulais tout savoir sur toutes les musiques : j’avais besoin d’avoir une image complète.

Certains musiciens s’attachent au style qu’ils aiment et y restent. Je cherche dans toutes les musiques la force et la beauté qu’elles développent. Dans ce sens, je ne considère pas que le jazz soit ma musique. Par contre, son point fort c’est le développement dans l’improvisation qui pousse la mélodie et l’harmonie plus loin que toutes les autres musiques du 20e siècle.

  • Que veux-tu dire par là ?

Il y a une différence fondamentale entre les mélodies jazz et classique. C’est Miles qui m’a fait prendre conscience de cela : il part d’une note de l’accord, pour s’arrêter sur une tension qu’il ne résout pas.

La première fois que j’ai entendu Steve Coleman, en 1983 avec Doug Hammond, j’ai tout de suite reconnu qu’il avait repris le flambeau de Miles et le portait plus loin. Il jouait des choses similaires à ce que j’avais fait sur mon premier album, L’étendue des extrêmes de 1982, qui est mon manifeste sur la futurologie de la mélodie jazz [1]. Seulement, Steve le faisait de manière plus intuitive que moi.

Quelques années plus tard, j’ai écrit ma Suite normande pour tuba, guitare et batterie. Dans cette suite je développais une musique cyclique (superposition de mesures de longueurs différentes, qui parfois se retrouvent, parfois pas) et il y avait jusqu’à trois tempi superposés. Le dixième moreau s’appelait Bruit. J’en parle parce que ce morceau a changé le monde de la musique.

En 1987 j’ai joué Bruit avec Natural Logic, un quartet composé de Bob Stewart, David Linx et Steve Coleman. Steve m’a demandé pourquoi toutes ces superpositions. Je lui ai répondu : « It’s like the stars. » (« C’est comme les étoiles. »). En effet, les orbites des planètes se croisent de manière différente à chaque fois et parfois pas du tout, car chacune tourne à son rythme. Dans l’univers, tout fonctionne comme cela. A partir de ce moment, Steve a commencé à utiliser la même technique.

  • J’ai appris que tu as composé une chanson pour Plastic Bertrand.

J’ai été guitariste de studio pendant une dizaine d’années, dans les années 70-80 et c’est à ce moment que j’ai composé et enregistré Tout petit la planète pour Plastic Bertrand. J’étais un des trois guitaristes de studio en Belgique.

Lorsqu’on te demande de jouer quelquechose, sans te donner d’instructions précises, tu joues ce que tu sens. Si ensuite on te fait changer et re-changer ce que tu as joué, jusqu’au point où ça ne te plaît plus à toi mais au producteur, il y a un problème.

Si tu continues, tu t’habitues à jouer sans sentiment. Cet entraînement à jouer sans sentiment fait que tu perds ta capacité à jouer avec sentiments : tu perds ta sensibilité. Prendre ton instrument a moins d’importance, le son ne te touche plus.

J’ai décidé d’arrêter. J’ai dit : « Ne m’appelez plus. » Au bout de quelques mois, les coups de téléphone ont arrêté. Dans le milieu des studios, soit tu es toujours occupé, soit tu ne fais rien. J’ai décidé de ne plus retourner en arrière, de ne plus travailler avec des dens qui avaient mauvais goût et ne respectaient pas les musiciens. Ça m’a pris deux ans pour revenir au point d’extase 0 : le point où prendre mon instrument et produire un son me mettait en extase.

J’ai accepté de retourner en studio pour enregistrer un album d’Alain Bashung, Chatterton. Ma seule condition était de ne jouer que de la guitare acoustique. Il a accepté. Son système est que chacun vient enregistrer séparément, puis il choisit ce qui lui plaît et l’assemble. Quand tu écoutes cet album, tu entends que Bashung laisse leur liberté aux musiciens. Par hasard, le trompettiste Stéphane Belmondo se retrouve sur les mêmes pistes que moi.

  • Je t’ai toujours vu jouer de la guitare électrique, quel rôle tient pour toi la guitare acoustique ?

Le son d’une guitare acoustique se suffit presque totalement à lui-même : il n’a pas besoin de structures musicales complexes. Son son résonne dans l’air comme le chant des oiseaux, donc il suffit de pas grand-chose. J’ai l’impression que je dois jouer de l’acoustique aux moments où le monde va mal : c’est un son qui fait du bien, qui a un effet thérapeutique. Tu prends une personne qui ne va pas bien, tu lui joues ça [2] et elle va mieux. Il y a quelque chose de naturel dans la guitare acoustique.

Lorsque je jouais avec L’âme des poètes [3], je cherchais encore à définir et développer le son de la guitare acoustique. J’ai continué sur l’album Djigui et j’espère continuer encore. Djigui est d’ailleurs le premier de mes disques à la guitare acoustique que j’aime et que j’écoute pour mon plaisir.

J’ai entendu tous les grands joueurs de kora, mais Soriba Kouyaté est vraiment le plus grand koriste du monde : il a développé des techniques lui permettant de jouer la basse, les accords et d’improviser et il a trouvé des accordages non-traditionnels qui lui permettent d’aborder le répertoire jazz. Il est renversant.

Pour en revenir aux guitares, l’ampli est vraiment un autre instrument. La guitare acoustique a une relation directe avec l’air et l’univers, sans avoir besoin de passer par des amplis qui ajoutent forcément une autre couleur. Bill Frisell utilise l’ampli vraiment comme une partie de son instrument à part entière. Michel Hatzigeorgiou aussi. Quand il est allé visiter les pygmées AKA, il a amené un petit ampli, en pleine jungle ! Personnellement, j’aurais emmené une basse acoustique, mais pour lui, c’est inconcevable de jouer sans ampli.

  • Tu as mentionné L’étendue des extrêmes, peux-tu en parler un peu plus ?

Schoenberg a dit : « L’harmonie, c’est l’équilibre des tensions ». C’est la symétrie des tensions qui produit leur équilibre, donc il n’y a plus besoin de résolution. Schoenberg montre que plus on a de tensions en équilibre, plus on a d’harmonie [4]. Le jazz nous apprend comment créer des mouvements où chacun est libre. Cette liberté mène à des mouvements qui mènent à des tensions, dont l’équilibrage produit l’harmonie.

J’ai joué dans un festival en Angola. Le soir j’ai été invité à dîner par le directeur de la Croix-Rouge locale. Il m’a dit : « La musique est la meilleure critique sociale, car en politique, aucun système n’a fonctionné, mais en musique ça fonctionne toujours. » La musique est une société : dans la musique de Bach, toutes les notes sont joyeuses et libres mais font partie d’un ensemble, sans déranger personne. Les hommes politiques ont peur de la tension produite par le mouvement. Mais supprimer les tensions crée une société immobile. L’équilibre n’est pas une chose facile.

Sur cet album en duo avec le saxophoniste Bernard Loncheval, on voulait jouer sur des accords, mais sonner comme si on jouait free. On voulait avoir accès à toute cette palette. L’Etendue des extrêmes n’a pas encore été ré-édité en CD.

  • Comment as-tu décidé d’aller en Afrique ?

Après mes recherches sur la musique cyclique, j’ai voulu étudier le rythme. En Europe, le rythme occupe un second plan derrière la mélodie, alors qu’en Afrique ce rapport est inversé. Lors d’une tournée au Sénégal, j’ai entendu un groupe de percussionistes créer la même chaleur qu’un quatuor à cordes. C’était frappant, car ici le rythme sert plus à scander le temps qu’à créer de la chaleur. Je me suis donc dit que je devais percer ce secret et de 1994 à 1997 j’ai été professeur de musique au Conservatoire de Dakar.

Hervé Samb est un jeune guitariste sénégalais qui, durant trois ans, est venu à la maison tous les samedis. De 14 à 17 ans il a dévoré tout ce qu’il pouvait apprendre sur la musique, il jouait Bach, Charlie Parker, les morceaux les plus difficiles de Coltrane. Il m’a appelé il y a quelques semaines pour me dire qu’il venait de faire une tournée américaine avec David Murray !

J’ai passé les six premiers mois de mon séjour à reporter l’analyse de leur musique, car j’ai dû d’abord essayer de comprendre comment ils jouaient plutôt que ce qu’ils jouaient. Soriba Kouyaté m’a dit : « Tu ne peux jouer de la musique africaine que si tu viens manger le tiboudjine [5] ». Alors il m’a invité à dîner chez lui et après le repas a déclaré : « Maintenant tu peux jouer ! » J’ai compris qu’on ne peut pas simplement débarquer avec son point de vue et penser que cela suffit pour comprendre, penser qu’on a raison, alors qu’il y a tellement de perceptions culturelles différentes.

Les Africains ont fait dans le temps, ce que les Européens ont fait avec la hauteur des notes : ils ont développé une véritable harmonie rythmique. Donc tout leur rapport à la musique est inversé par rapport au nôtre. Nous sommes précis dans la hauteur des sons mais flous dans les rythmes, car depuis 300 ans il y a des pianos dans les salons. Nous sommes capables de chanter une gamme chromatique. Les Africains sont précis dans les rythmes, mais flous dans la hauteur des sons. D’ailleurs, quand on dit « C’est faux » en Afrique, on ne parle jamais de la hauteur des sons, mais de la précision des rythmes.

Une caractéristique propre à la musique africaine, qu’on ne retrouve nul part ailleurs, est la polyphonie rythmique. Cette polyphonie se retrouve dans toutes les musiques afro-américaines, mais souvent nous n’en percevons qu’un détail. Par exemple, dans Take the A Train de Duke Ellington, il y a quatre rythmes simultanés, mais dans le Real Book, on n’en trouve que la mélodie et les accords.

A la fin de mon séjour, j’avais développé une théorie sur la logique des rythmes africains. Comme je ne peux faire cette musique intuitivement, je dois la calculer. Ce voyage a marqué la fin de ma période de recherches, qui a commencé avec Faider Réunion.

  • C’est quoi, Faider Réunion ?

C’est avec ce groupe que j’ai commencé à développer la musique cyclique. A cette époque, je ne concevais plus la musique comme étant en 3/4 ou 4/4, mais plutôt comme un groove constitué de cellules rythmiques de longueurs différentes jouées simultanément.

Faider Réunion était un groupe qui allait de quatre à douze musiciens, créé vers la fin des années 70 avec des jeunes pas très expérimentés, donc l’écriture n’était pas trop compliquée. La complexité venait du résultat général : à partir d’éléments simples, on arrivait à une musique riche et intéressante.

Dans le groupe, on trouvait entre autres Bernard Loncheval (sax alto),
Jordane Oubradous (sax ténor), Emile Schram (trompette), Philippe Mobers (batterie), Chris Joris (percussions), Nicolas Fiszman (basse), et aussi parfois Charles Loos (piano), Philippe De Cock (claviers), Michel Berghmans (hautbois), Gino Latucca (trompette) ou Pierre Boigelot (contrebasse).

Au début des années 80, Faider Réunion est devenu le Van Dormael Orchestra où l’écriture était plus sophistiquée. Ensuite, il y a eu beaucoup de groupes et de quartets avec beaucoup de musiciens différents. J’ai aussi eu des périodes plus romantiques où je jouais en trio avec le saxophoniste Steve Houben et le vibraphoniste Guy Cabay.

  • Nasa Na, un de tes groupes, est devenu presque un mythe.
© Jos L. Knaepen

Nasa Na est mon groupe le plus important. Il a été crée en 1989 et comprenait Fabrizio Cassol, Michel Hatzigeorgiou et Stéphane Galland. Au départ, il y avait aussi le pianiste Eric Legnini.

Le groupe est né un été au Travers : les musiciens étaient libres et le club n’avait pas programmé de concert, donc nous y allions tout le temps pour jammer librement.

J’ai ressenti le besoin d’approfondir cette expérience, et avec Etienne Geeraerd nous avons créé le Kaai , pour avoir un lieu où jouer sans répéter. Pendant trois ans, on y a tenu des répétitions publiques tous les mercredis. Des français comme Geoffroy De Masure ou Marc Ducret y débarquaient. Aujourd’hui nous formons une grande famille franco-belge avec une extension américaine chez Steve Coleman, où chacun développe un aspect de la musique, dans certains domaines de pointe.

La musique était libre, prenait des risques. L’entrée était gratuite, le public était donc libre de venir… ou pas. C’était un groupe magnifique, exceptionnel. Après Nasa Na, les trois autres ont continué en trio, et je suis parti en Afrique. [6]

Au départ on jouait mes compositions, puis Fabrizio a demandé s’il pouvait en apporter. J’étais en train d’écrire la bande originale de Toto le héros [7], j’étais un peu fatigué, donc il y avait de l’espace pour un autre compositeur. Tous les rapports de jeu possibles, duos, trios, se retrouvaient dans Nasa Na, mais toujours avec une grande liberté.

  • Ces trois musiciens ont joué un grand rôle dans ta vie musicale.

Ce sont trois génies. Stéphane Galland est LE batteur. A 17 ans il répétait en duo avec moi dans mon salon, ça fait donc quinze ans qu’on travaille ensemble. Je l’ai vu grandir et me surprendre à chaque concert, jusqu’à ne plus savoir ce qu’il jouait ! Malgré la complexité de son jeu, il est très émotionnel. Il a une grande finesse derrière sa force. C’est également un ami avec lequel je peux aller très loin dans les discussions spirituelles.

Michel Hatzigeorgiou m’a toujours impressionné par son flux ininterrompu de feu et de douceur mélangés, avec lequel il captive tous ceux qui l’entendent. Je suis sûr qu’une part de ma manière de jouer vient de Michel. C’est ma tentative d’imitation de Michel ! Pourtant, je n’ai jamais pu parler de musique avec lui, car nous avons des points de repère très différents. Donc jouer sans parler a été la seule manière de s’entendre.

Avant Nasa Na, Fabrizio Cassol venait de temps en temps à la maison
et nous avons travaillé en duo pendant quelques années, mais sans donner de concert. Fabrizio est un bûcheur : il se pose des défis et travaille jusqu’à arriver à les surmonter. Je lui ai donné toutes mes découvertes et il m’a dit « J’espère que j’en fais bon usage. » C’est un grand compositeur, je lui fais confiance pour tout ce qui concerne l’écriture. Le public ne se rend pas compte de la beauté des partitions d’Aka Moon.

A l’époque de Nasa Na, l’idéal musical des futurs Aka Moon, était de dynamiser. Dans le groupe il y avait un espace apaisant, malgré le feu que les trois autres mettaient et il était de mon devoir de préserver cet espace. J’aurais voulu jouer des ballades avec ce groupe, mais cela ne les intéressait pas.

Je dirais que ma période de recherches va de Faider Réunion à Nasa Na. Après, je fais ce que je veux ! Tous mes autres groupes ont exploré des domaines spécifiques et tout est mis ensemble au sein de Vivaces.

  • Justement, Vivaces, parlons-en.

Dans chaque musique, il existe des boîtes appeleés styles. Les styles sont les habits de la musique et s’il n’y a que les habits, on passe à côté de son âme. Egalement, dans la nature on trouve une multiplicité d’êtres, du papillon à l’hippopotame. Si cela réjouit Dieu de voir cette multiplicité, pourquoi se limiter à un style qui ressemble à tous les autres disques du rayon.

Après deux ans de concerts avec ou sans percussions, avec des cuivres mais sans piano, etc., je me suis demandé quelle formule choisir pour l’enregistrement. Finalement, je n’ai pas fait de choix : je me suis retrouvé avec 12 musiciens dans le studio, prêts à intervenir. J’ai voulu faire un disque qui regroupe toutes les possibilités musicales que je connaissais ou que je pouvais imaginer, ainsi qu’essayer d’avoir le spectre total des perceptions humaines. C’a été un travail de longue haleine à partir des bandes enregistrées en studio, et je suis très satisfait du résultat. D’ailleurs, Vivaces est le premier disque à ne porter que mon nom.

Très peu de choses étaient déterminées à l’avance. Par exemple, les cuivres jouaient quand ils voulaient, ils se mettaient d’accord en se regardant. La décision prise au préalable était d’avoir tous les rapports de jeu possible : que chaque combinaison habituellement cachée dans la masse puisse montrer sa beauté individuelle.

J’ai ensuite passé un an à réaliser le montage de l’album. C’était long, car Vivaces est une formule qui fait beaucoup de bruit ! Je ne l’ai pas fait tous les jours pendant un an, plutôt, je me suis donné le temps de réaliser ce travail, sans délais. C’est seulement vers la fin que le label m’a mis un peu de pression pour sortir le disque.

Vivaces représente une extension de la musique cyclique : chaque individualité et chaque partie a sa propre structure qui co-existe avec d’autres structures au sein du même morceau. Dans Estelle sous les étoiles, une structure rythmique complexe [8] est accompagnée par des accords de musique pop. Les accords pourraient être ceux d’un morceau de Sting. De cette manière, on à a la fois la simplicité et la complexité, ceci ET cela. L’organisation la plus pointue et la liberté la plus absolue. Il faut ces deux pôles pour trouver l’harmonie au centre.

  • Qu’est-ce qui a guidé ton choix des musiciens pour cet album ?

Outre Stéphane, il y a la pianiste Anne Wolf [9]. Je jouais avec elle dans le groupe du percussionniste rwandais Ben N’Gabo. Ce dernier nous laissait improviser en duo et pendant ces moments, je me sentais heureux d’une manière que je ne connaissais pas auparavant. Anne, c’est le côté émotionnel de l’album, elle déverse ses sentiments chaleureusement.

Kris Defoort, pianiste, est un savant constructeur. Si Anne est le sucre, Kris est le sel.

Ben N’Gabo est le seul percussionniste traditionnel que je connaisse qui puisse suivre des structures compliquées et jouer des rythmes traditionnels et séculaires en 5 ou en 4.5. A l’opposé, on a Michel Seba, qui apporte la chaleur latine des congas.

Stéphane Galland adore jouer avec Otti Van der Werf, ils se retrouvent dans le hip-hop [10] et ont une véritable connivence. On jouait ensemble aux Instants Chavirés à Paris avec le chanteur de blues Marc Lelangue. Sur I shall be released de Bob Dylan, je me suis dit « Voilà l’assise dont j’ai besoin. » Djigui était son premier enregistrement.

Les 3 saxophonistes représentent trois pôles, quant à la manière d’aborder l’instrument. Manu Hermia est un musicien exotique, qui est allé au Brésil, en Californie et en Inde. Il apporte la chaleur et combine les pôles affectif et analytique.

Bo Van der Werf est un baryton extraordinaire et unique. C’est le seul à ne jamais m’avoir demandé comment ma musique fonctionnait. Après avoir étudié le jazz classique, il a tracé une route individuelle, basée sur les modes de Messiaen [11].

Je connais Nicolas Kummert depuis qu’il a 14 ans, j’ai été son premier professeur de jazz. [12]

Chander Sardjoe est un magicien de la batterie, qui combine intelligence, force et douceur. Peu de gens savent qu’il a joué 6 mois avec les 5 Elements de Steve Coleman. Je l’ai utilisé sur les morceaux où les percussions devaient être en avant : quand Stéphane joue, les percussions ne passent pas !

  • Aujourd’hui on a Vivaces, mais comment se fait-il que tu aies laissées si peu de traces enregistrées ?

J’ai beaucoup d’enregistrements qui n’ont jamais été publiés. Pour que quelque chose soit connu, il faut le faire pendant longtemps, alors que la plupart de mes groupes n’ont fait qu’un seul concert. Un disque d’un groupe inconnu perd de l’argent, mais ça m’ennuie de jouer toujours la même chose : j’aime le mouvement. Je suis un chercheur, un inventeur de chemins, plutôt qu’un exploiteur de minerai. Je pense avoir ouvert des chantiers minés ensuite par d’autres. Stéphane m’a dit un jour que je « plante des arbres et laisse d’autres venir récolter les fruits », mais il y bien assez de vergers et de fruits à cueillir pour tous.

A écouter

En leader
VivacesVivaces : attention, chef-d’oeuvre ! (voir chronique)
Djigui : trio à cordes kora, guitare, basse, pour une musique venant droit du coeur, que ce soit sur une improvisation ou sur une reprise de Ain’t no sunshine when she’s gone
En sideman
Octurn - Dimensions : une musique contemporaine, dense et mouvante
Tribu - Tribu : explorations rythmiques Steve Coleman-esques (voir chronique)
Aka Moon - Ganesh, Elohim et Guitars : Les deux premiers sont des collaborations explosives avec des musiciens indiens et des musiciens de jazz, tandis que le troisième, moins brillant, combine trois guitaristes de cultures différentes
Deep in the Deep - Snake Ear : toujours dans cette famille belge explorant les possibilités au carrefour de la composition contemporaine, l’improvisation et les rythmes complexes
L’Ame des poètes - L’été indien et L’Ame des poètes : des reprises de morceaux populaires français, montrant le « côté romantique » de Van Dormael
La Grande Formation - Anyone lived in a pretty how town et Galilée : le premier développe un mélange déjanté d’improvisation, d’opéra, de jazz et de musique contemporaine, tandis que le second est plus conceptuel et affecté.

par Mwanji Ezana // Publié le 12 septembre 2003

[1Cet album n’a jamais été ré-édité en CD. Peut-être tomberez-vous dessus un jour, par hasard, dans un marché aux puces bruxellois ?

[2Pierre avait pris sa guitare acoustique et joue à présent une délicieuse mélodie blues

[3avec le bassiste Jean-Louis Rassinfosse et le saxophoniste Pierre Vaina

[4Pour illustrer ce concept, Pierre prend un petit flacon de médicaments à bouchon plat, place une règle en bois par-dessus, puis met un verre rempli d’eau et un verre vide à chaque bout de la règle. En déplaçant prudemment les verres, il arrive à un équilibre périlleux. Ensuite, Pierre se penche loin en arrière en s’accrochant à un mur, afin de montrer l’équilibre, et donc l’harmonie, produite par deux forces contraires.

[5plat typique sénégalais à base de riz et de poisson

[6Est-il utile de préciser que ce trio n’est nul autre qu’Aka Moon ?

[7« Toto le héros » et « Le huitième jour » ont été réalisés par Jaco van Dormael, frère de Pierre. Pierre en a signé les BOF.

[8« Le morceau est en 3/4. Au milieu il y a une tension, dûe à un passage en 2/4, qui est rattrapé à la dernière mesure, qui est en 4/4. La longueur totale du morceau est contenue dans la structure de la basse. Cette basse est de forme AABA : le A est en 3 mesures 5/4, 5/8, 5/4 et le B est en 3/4, 3/8 et 3/4. De plus, il y a un quartolet aux mesures externes des A, et à la mesure interne du B. Ces deux structures permettent une indépendence très importante. »

[9Voir la chronique d’Amazone, le premier album en leader d’Anne Wolf, qui lui a valu le Django d’Or 2003 belge du Nouveau Talent

[10Ecouter les excellents albums jazz/hip-hop de Greetings From Mercury, Greetings from mercury, Continuance et le récent Heiwa

[11Bo Van der Werf est le leader d’Octurn, un ensemble qui explore le carrefour entre l’improvisation et la composition contemporaines. Interview et chronique à paraître

[12Nicolas Kummert joue avec le groupe 4 et le quartet du pianiste Alexi Tuomarila