Chronique

Enrico Pieranunzi

Plays Domenico Scarlatti

Enrico Pieranunzi (p)

Label / Distribution : CamJazz/Harmonia Mundi

C’est sous l’or somptueux d’une pochette où s’entrecroisent en filigrane le « P » de Pieranunzi et le « S » de Scarlatti que nous parvient ce disque CamJazz, label encore jeune mais déjà riche de beaux opus grâce à la passion éclairée de son animateur, Ermanno Basso. Cet or nous rappelle les riches décors du petit foyer du Théâtre du Châtelet où nous avons pu entendre en juin dernier le maestro nous interpréter quelques-unes des sonates de Scarlatti qui composent ce disque, et improviser à partir de ce matériau.

Ce jour-là, Enrico Pieranunzi avait répondu à quelques questions pendant un court entracte au cours duquel nous avons appris qu’il tenait Wayne Shorter pour le plus grand compositeur vivant, bien qu’il n’ait jamais composé autrement qu’en improvisant - tout comme le Napolitain Domenico Scarlatti trois siècles avant lui. Nous nous étions interrogés ensemble sur les raisons qui avaient conduit à n’envisager comme musique composée que la musique écrite, la composition étant dans cette conception le fruit d’un pensée préexistante plus que d’un geste, produit par la durée plus que par l’instant [1].

Au passage, nous avions entendu Pieranunzi s’amuser, évoquant le respect quasi religieux entourant Bach, du « quasi bombardement » du goût français par la culture germanique. Quant à son travail de musicien et d’improvisateur, il le nommait ce soir-là « Action Composing » à l’instar du fameux « Action Painting » de Jackson Pollock. Intéressantes références, que ce peintre et que cette technique, tantôt rapprochés de l’art abstrait, tantôt reliés à l’automatisme, technique chère aux surréalistes. Le jazz se reconnaîtra certes davantage dans les formes d’art où l’art est le jaillissement du geste, et non la gestation érudite qui le précède. Ce jaillissement n’est pas qu’une métaphore, quand il s’agit de « dripping », de projection de peinture sur une toile, procédé non dénué d’une violence bien éloignée de la douce finesse du pinceau. Alors Pieranunzi en disciple de Pollock, voilà qui est inattendu, même si, comme nous l’avions signalé dans une chronique de Parisian Portraits, certaines reprises « déconstruites » de standards peuvent gommer l’impression de classicisme conventionnel que l’importance de la mélodie confère à sa musique. La réponse à cet apparent paradoxe se trouve dans les notes de pochette du présent disque où le pianiste a de nouveau recours à cette notion « d’action composing », pour en préciser la durée - l’instant -, le but - une forme narrative complète - et les techniques - augmentations, diminutions, renversements, changements d’accords – en bref l’esprit de l’action painting mais avec les moyens traditionnels de développement offerts par la grammaire jazz.

Tout cela est bien beau me direz-vous, érudit, fin et tout, mais la musique ? Le chroniqueur de jazz à qui l’on réclame son sentiment sur un tel disque pourra se trouver dans l’embarras. Car enfin, il faut le reconnaître, écouter sous des doigts jazzy des pages découvertes sous des mains classiques est le plus sûr moyen d’être déçu. Qu’importe, toute règle souffrant au moins une exception, c’est rempli d’espoir qu’après avoir tendu la main vers les étagères bien remplies de son rayon classique pour en retirer le Scarlatti d’Ivo Pogorelich chez Deutsche Grammophon (1992), on soumet celui de Pieranunzi au redoutable test de l’écoute comparative, rendue possible par la présence sur les deux disques de sonates communes, les « K9 » et « K159 ».

D’emblée, on constate que si les tempi sont assez proches, Pieranunzi prenant un peu plus vite la « K159 » et un peu plus lentement la « K9 », il n’y a pas de différences fondamentales de conception : il ne s’agit pas de mimer un phrasé de clavecin sur un grand piano actuel ou de mettre exclusivement l’accent sur le contrepoint par la séparation la plus claire des différentes voix, mais au contraire de profiter de la palette extraordinaire d’un instrument moderne, sans craindre le jeu des pédales, pour accentuer tout ce que la musique de Scarlatti a de sensuel et d’expressif.

A ce jeu, Pogorelich l’emporte aisément sur le plan purement pianistique, en parvenant à une variété de couleurs - même quand il reste dans la nuance « piano » - que n’atteint pas Pieranunzi. On admire aussi chez lui la maîtrise de l’ornementation, et la grande variété du toucher, portamento, piqué, détaché… L’arsenal de Pieranunzi est plus limité : les pianistes classiques vous diront que jouer du jazz laisse des traces dans la technique. En toute objectivité, les dégâts causés par le jazz dans le jeu classique de Pieranunzi sont minces ! Si l’on peut préférer l’étourdissant Pogo, on doit néanmoins s’incliner devant les interprétations très soignées, tenues et rigoureuses de l’Italien. Pieranunzi s’impose dans ces pages comme un interprète crédible de la musique de Domenico Scarlatti et appartient de plein droit à la discographie de ses sonates, qu’on se le dise.

Voilà pour la partie interprétation : mais le lecteur qui n’aura pas quitté cette chronique en route attend certainement d’en savoir plus sur ce qui fait le sel et l’originalité de cette entreprise : les improvisations d’un des grands du jazz sur du Scarlatti ! Là ou Pogorelich passait à une autre sonate, Pieranunzi lui, enchaîne… Parfois l’impro précède la sonate ; parfois même (« K18 » et « K51 ») elles sont livrées sans, Pieranunzi précisant dans les notes de pochette que la perfection de la forme de ces opus lui interdisait d’y rajouter quoi que ce soit.

Le sentiment qu’on éprouve à l’écoute de ces improvisations est à double détente : le choc initial s’accompagne d’une légère réaction de rejet. Puis les écoutes suivantes instaurent une familiarité telle qu’on a vite l’impression de connaître les impros depuis aussi longtemps que les sonates !

Choc, écrivions-nous ? Eh oui ! Comment n’en pas éprouver, quand le discours de Pieranunzi se mêle de notes « bleues » inattendues, quand des phrases se terminent par des cadences appartenant à une grammaire moderne, quand parfois le pianiste laisse sonner un accord qui paraît atonal ? Cela dit, il ne fait rien d’autre que Scarlatti lui-même, dont les musicologues ont montré que les sonates étaient truffées de citations de musiques de son époque, qu’elles fussent arabes, espagnoles, savantes, de cour et de ballet…

Si, après avoir haussé un sourcil,, on s’installe très vite dans l’habitude avec ces improvisations, c’est pour une raison simple : elles sont parfaitement construites, cohérentes. On les suit aisément, sans que jamais la moindre impression de « gratuité » ne vienne déstabiliser l’audition. Qu’on aime ou pas, il n’y a pas de différence majeure dans la qualité de construction, la dynamique, la compacité, le refus du bavardage, entre la musique de Scarlatti et celle qu’elle inspire à Pieranunzi.

Bref, de la musique de haute tenue : à une époque où chacun cherche un « projet » pour monter un disque et se vendre aux tourneurs, nous sommes ici aux antipodes d’un « projet Scarlatti », mais plutôt au cœur de la vie musicale d’un des plus grands artistes actuels du piano en général et du jazz en particulier : Enrico Pieranunzi, dans sa pleine maturité, nous livre le résultat de la fréquentation intime qu’il entretient depuis toujours avec ce Domenico Scarlatti qu’il chérit : c’est intéressant, c’est beau et ça vaut la peine d’être découvert.

par Laurent Poiget // Publié le 24 novembre 2008

[1Peut-être faut-il y voir le succès d’une conception germanique de la musique, toute de discipline, de rigueur et d’organisation, à l’opposé de l’approche insouciante et naturelle des enfants de la Méditerranée ?