Scènes

Echos de la note bleue

Les premières journées du festival de jazz de Montréal vécue par Stanley Péan.


Ne pas savoir où donner de l’oreille : comme dilemme
cornélien, vous en conviendrez avec moi, on a vu moins agréable. Déjà trois
jours depuis le début de la bacchanale jazzistique que l’été offre année après
année aux montréalais. L’embarras du choix, vous dites ? Et comment ! Non seulement
l’Off-Festival de jazz propose au cabaret le Lion d’Or, à L’Alizé et à la brasserie
le Cheval Blanc, une programmation touffue qui entre en concurrence directe
avec celle du Festival international de jazz de Montréal, mais deux autres clubs
de la métropole inaugurent cet été des célébrations de la note bleue. En l’occurrence,
la Casa del Popolo convie les jazzophiles à son festival Suoni per il Popolo
qui a débuté le 14 juin pour se terminer le 22 juillet prochain. Impossible
de passer sous silence la présence de prestigieux représentants de l’avant-garde
tels que Tim Berne, Evan Parker, Michael Marcus, Susie Ibarra. De même,
le club Sugar’s a donné carte blanche au jeune guitariste Antoine Berthiaume
pour qu’il leur concocte un menu où un certain jazz expérimental sera à l’honneur :
à Berthiaume, qui joue presque tous les soirs du 30 juin au 9 juillet, se joindront
notamment les aventuriers de la note bleue que sont Tom Walsh, Jean-François
Groulx, Yannick Rieu Rémi Bolduc,
le groupe FACT et j’en passe.

« Il y a un tas de clubs qui présentent des spectacles de jazz
à l’année longue et qu’on a pris l’habitude d’inclure dans notre programme,
soulignait lors de son allocution d’ouverture Alain Simard, président et fondateur
du FIJM. « Mais les médias n’en ont jamais fait de cas, sans doute parce que
ces spectacles n’étaient pas donné le nom d’off-festival. » Sans doute
y a-t-il une part de vérité dans cette boutade, qui traduit l’agacement de l’équipe
Spectra devant l’accroissement de l’espace médiatique accordé aux manifestations
parallèles. Cela n’invalide cependant en rien les griefs bien réels des musiciens
locaux menés par François Marcaurelle, Pierre St-Jak, Jean Vanasse et
Normand Guilbeault
, maîtres d’œuvre de l’Off-festival de jazz de Montréal.
Mais à quoi bon jeter de l’huile sur le feu ? Restons-en là et causons plutôt
de musique avant toute chose.

Où donner de l’oreille ? À défaut de posséder le don d’ubiquité,
il fallait choisir jeudi, après le cocktail d’ouverture. Ravi par le CD David
Murray Octet Plays Trane
, j’ai donc opté pour le spectacle du prolifique
saxophoniste, d’autant plus volontiers que l’hommage à Coltrane par l’octet
était précédé d’un set du World Saxophone Quarter. Pour l’occasion, le jeune
et fougueux altiste Bruce Williams remplaçait John Purcell, le successeur
attitré du défunt Julius Hemphill, auquel le quatuor a d’ailleurs dédié le fameux
« Requiem for Julius ». Pour qui n’avait jamais vu le WSQ sur scène, ce concert
– où la vigueur des échanges n’excluait ni la tendresse, ni l’humour – valait
certes le déplacement. Après une brève pause, Murray est revenu en compagnie
des membres de son octet, dont les trompettistes Hugh Ragin et Rasul
Siddik
et le vétéran saxophoniste et flûtiste James Spaulding. En
réorchestrant pour sa formation certains classiques avérés de Coltrane (« Naima »,
« Giant Steps », « Acknowledgement », etc.), Murray n’a pas cherché à imiter servilement
le maître mais a judicieusement opté pour un traitement original qui nous donne
à entendre différemment ces compositions célèbres. La formidable cohésion entre
ces musiciens permet à leur soli d’émerger des passages en chœur avec une sorte
de nécessité par laquelle ils s’imposent. De ce concert qui se termine sur l’incantation
« A Love Supreme », psalmodiée en chœur par les spectateurs, toutes paumes tendues
vers le ciel, à la demande de Murray, je ne regrette que l’absence du fougueux
D.D. Jackson, remplacé néanmoins adéquatement par un jeune pianiste dont le
nom m’échappe.

À la Place des Arts, Diana Krall s’apprête à signaler
l’ouverture officielle du FIJM par un concert à l’occasion duquel lui sera remis
le Prix Ella-Fitgerald. Passons sur cette décoration un brin prématurée pour
une pianiste-chanteuse qui, toute ravissante et sympathique qu’elle soit, ne
casse rien du tout. Qu’on ne se méprenne pas : j’aime bien Diana Krall,
j’apprécie assez sa manière dérivée du vieux trio Nat King Cole et de Blossom
Dearie et compte son fameux Love Scenes parmi mes disques de cocktail
jazz préférés. Mais de là à la préférer à un tas de chanteuses plus originales
comme récipiendaire d’un trophée portant le nom d’une des plus grandes… Il me
semble qu’on confond ici popularité et valeur artistique, m’enfin. Chose sûre,
amèrement déçu par les deux derniers concerts d’elle auxquels j’ai assisté,
inutile de dire que je n’avais aucune intention de me pointer à son intronisation
au temple des Divas…

Quitter David Murray et ses troupes au théâtre Maisonneuve
pour retrouver Yannick Rieu et les siennes au Lion d’Or, c’est passer
d’un éblouissement à un autre, de même acabit. J’arrive à temps pour la deuxième
partie de son concert, coup d’envoi officiel de la programmation du off. Classé
parmi les vingt meilleurs saxophonistes au monde par le magazine Down Beat
en 1988, Rieu a écumé au fil des années 80 les bars de la métropole en compagnie
du bassiste Normand Guilbeault et du batteur Michel Ratté, combo visiblement
inspiré des trios sans piano de Sonny Rollins, l’un des mentors de Rieu. Outre
Rollins, ce Saguenéeen d’adoption revendique des influences nombreuses et diverses
qui vont de Miles Davis à Glenn Gould, en passant inévitablement par John Coltrane.
Revenu à Montréal après un séjour de quelques années à Paris, Rieu a repris
la tournée des bars montréalais, quoiqu’on ait pu l’entendre principalement
au Café Sarajevo les mardis soirs. Saxophoniste qui tend volontiers vers le
paroxysme, Rieu n’est cependant pas bâillonné par le legs coltranien. Au contraire,
sa maturité tôt acquise lui a permis de vite transcender cette influence pour
en arriver à articuler son style éminemment personnel.

Pour ce set avec son « Non Acoustic Project », Rieu s’est entouré des solides
escrimeurs que sont le claviériste Daniel Thouin, le guitariste Benoît
Charest
, le bassiste Al Baculis Jr., le trompettiste Maxime St-Pierre
et le batteur Tony Albino. Au programme, des compos aux structures ouvertes,
aux climats volontiers sombres qui n’étaient pas sans évoquer la période Bitches
Brew
de Miles et le meilleur des débuts de Weather Report. Visiblement ravi
l’accueil d’un public chaleureux et conquis, Rieu s’est montré à la hauteur
de sa réputation. « Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? » n’a cessé de
répéter Rieu, comme un mantra, en guise d’introduction à chaque pièce. Pourquoi
parler quand la musique, comme une image, vaut bien mille mots ou plus ? En
tout cas, ce set nous donne la force de patienter jusqu’à la sortie en août
prochain du nouveau disque de Rieu, intitulé Little Zab, vol. 2 – qui
fera suite au premier Little Zab (Effendi) qui lui a mérité le Félix
du meilleur album de jazz au Gala de l’ADISQ en 2000.

Vendredi soir, retour au théâtre Maisonneuve
pour y entendre le nonette de Joe Lovano interpréter certains thèmes
parmi les plus célèbres de l’époque bop, dont une bonne proportion de compositions
signées Tadd Dameron. N’ayant pas entendu préalablement le CD 52nd Street
Themes
(Blue Note), recueil phonographique de ce répertoire, je m’étonne
un peu de l’orthodoxie de ces relectures. À l’écoute des précédents albums de
Lovano, je m’étais fait une idée autre de saxophoniste aux airs de personnage
droit issu d’un film de Scorcese. Les titres nous sont plus que familiers :
« Embraceable You », « Tadd’s Delight », « Whatever Possess’d Me », « Focus », la pièces
originale « Charlie Chan » (dédiée comme il se doit à la mémoire de Bird) :
ces mélodies mille fois entendues sont rajeunies par le traitement enjoué et
musclé que leur imposent les saxophonistes George Garzone, Steve Slagle
et Gary Smulyan, le trompettiste Barry Ries, le pianiste John
Hicks
, le bassiste Denis Irwin et le batteur Lewis Nash.

En plein air, le groupe [iks], l’une des meilleures
formations du jazz québécois contemporain, présente ses souvenirs de voyage
en Afrique. Frais revenus d’un séjour au Sénégal où ils ont eu l’occasion de
jammer avec les musiciens locaux et d’enregistrer des musiques variées pour
fin d’échantillonnage, le leader Pierre-Alexandre Tremblay et ses complices
ont retenu les services des frères Diouf, percussionnistes montréalais
d’origine africaine, pour recréer sur scène leurs expériences dépaysantes. Au
plus grand plaisir de la foule nombreuse amassée autour du Jazz Lounge extérieur
de la rue Sainte-Catherine.

Autour de minuit, le claviériste français Laurent De Wilde
récemment converti au jazz électronique soumet le Spectrum à un véritable traitement
aux électrochocs ! Quelle énergie, bon sang ! Pas étonnant qu’on ait dégagé
l’espace à l’avant-scène au plus grand plaisir des danseurs qui se démènent
au son de cette hybride tonitruant de funk, de drum’n’bass et de divers avatars
de musiques négro-africaines. Au sein de l’électro-sextet du claviériste et
écrivain (un bijou, sa biographie de Monk !), je note avec plaisir la présence
du merveilleux trompettiste Flavio Boltro et du batteur Stéphane Huchard,
dont la contribution est essentielle. Je remarque que le public est beaucoup
plus jeune qu’à la plupart des autres spectacles auxquels j’ai assisté. Sans
doute l’heure tardive, le lieu du concert et la nature de ce jazz boosté aux
amphétamines y est pour quelque chose. DeWilde et ses hommes s’en donnent à
cœur joie et même s’ils ne réinventent pas ici la roue, on doit applaudir leur
force de frappe. Mais quelle audace tout de même, de reprendre Monk en drum’n’bass
et Coltrane en reggae ! Le plus déroutant, c’est que ça marche…

Samedi, je passe au Club Soda pour découvrir le nouveau projet
du batteur Bernard Primeau (le « Art Blakey québécois ! ») au Club Soda :
en l’occurrence, une sorte d’hommage à feu J.J. Johnson piloté par le tromboniste
canadien Hugh Fraser et regroupant sur scène cinq trombonistes, appuyés
par ce solide trio rythmique constitué de Primeau, de son pianiste Eric Harding
et du bassiste Fraser Holllins. « C’est rare que des gens de l’Ouest et
de l’Est puissent collaborer aussi cordialement, » lance à la blague Primeau,
ironisant sur le contentieux irrésoluble entre le Québec et le reste du Canada.
Quoi qu’il en soit, on salue les superbes arrangements de Hugh Fraser, exécutés
avec vigueur et précision par le « chœur » de trombonistes. On regrettera néanmoins
le côté un brin sage de la prestation de même que sa brièveté : à peine
le band commençait-il à chauffer sur un morceau d’inspiration latine que déjà
c’était la fin. Il faudrait trouver le moyen d’enregistrer ça sur CD, ainsi
que le souhaite Primeau qui a lancé une couple de boutades aux représentants
des organismes subventionneurs sans l’aide desquels la production d’un disque
de jazz québécois est impensable.

Au Lion d’Or ensuite, se succédent deux combos fort différents,
le quartette de François Marcaurelle (vétéran du jazz fusion d’ici) et
l’ensemble Other Voices sous la direction de Thom Gossage. À l’aise comme
un poisson dans l’eau, Marcaurelle a sollicité la complicité de ses vieux chums
Sylvain Provost (guitare), Norman Lachapelle (basse) et (batterie)
pour revisiter son répertoire personnel et donner à entendre des extraits de
son tout récent album Opuscule sur étiquette Effendi (« la meilleure étiquette
de jazz québécois ! » de lancer Marcaurelle en guise de fleur à son producteur
Alain Bédard, présent dans la salle). Au programme : funk, mélodies latines,
reggae et autres apports, passés à la moulinette du claviériste-pianiste et
de ses troupes. La grande forme et la grande classe, on n’en attendait pas moins
de ce pilier de la scène locale.

Plus exigeante encore, la musique
d’Other Voices demande qu’on se fasse l’oreille : climats oniriques, tentations
arabisantes parfois, excursions dans un univers sonore inhabituel. On songe
à Ornette Coleman, à Frank Zappa, mais comparaison n’est pas raison. Tout compte
fait, Thom Gossage ne manque ni d’audace, ni d’imagination. Idem pour la belle
brochette de musiciens qu’il a réuni dans son groupe : les saxophonistes
Rémi Bolduc et Frank Lozano, le bassiste George Mitchell
et le guitariste Gary Schwartz. On réécoutera leur récent CD éponyme
avec attention, pour en redécouvrir avec un émerveillement sans cesse renouvelé
l’étrange beauté. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’une œuvre
décoiffante qui fera dat e !

Avant de rentrer, je me laisse tenter
par un dernier verre au Pub Quartier Latin, où j’avais mes habitudes du temps
où mon pote le claviériste Anton Rozankovic et ses acolytes du groupe Lily’s
Tigers y animaient des jam-sessions hebdomadaire. Ce soir, c’est sous la direction
du bassiste Skip Bey, un vétéran de la scène locale, qu’on fait le bœuf.
Insatiable, Rémi Bolduc s’y pointe, biniou sous le bras. Sur scène, Geraldine
Hunt
, la diva du soul et du R’n’B montréalais, réinvente de sa voix chaude
et pleine de gouaille quelques vieux standards. Ça chauffe, ça chauffe. J’avale
néanmoins un dernier scotch.
<span
lang=EN-GB>One for my baby… and one more for the road.

<span
lang=FR-CA>Il faut bien dormir un peu si on veut tenir le coup jusqu’à la fin
des festivités, non ?

Suggestion d’écoute

David Murray Octet, Plays Trane,
Justin Time.

Yannick Rieu, Little Zab, Effendi.

Joe Lovano, 52nd Street Themes,
Blue Note.

Laurent de Wilde, Time 4 Change,
Warner.

Bernard Primeau, Un souffle latin,
Swing’in Time.

François Marcaurelle, Opuscule, Effendi.

Thom Gossage Other Voices, Éponyme,
Effendi.

Pour les internautes

Le site du batteur Bernard Primeau : <a
href="http://www.bernardprimeau.com/">www.bernardprimeau.com

Le site du label Effendi : <a
href="http://www.effendirecords.qc.ca/">www.effendirecords.qc.ca

Pour en savoir davantage sur la programmation du Suoni
per il Popolo :
<a
href="http://www.casadelpopolo.com/">www.casadelpopolo.com

par // Publié le 2 juillet 2001