Portrait

Mister Ducret & Lady M.

Marc Ducret présente lui-même sa pièce « Lady M. » à l’occasion de la sortie du disque


Photo : Laurent Poiget

A l’occasion de la sortie du disque Lady M de Marc Ducret, il semblait important d’aller plus loin dans la découverte de cette oeuvre originale. Quoi de mieux que solliciter directement le guitariste pour l’interroger sur les tenants et les aboutissants de sa nouvelle création. Plutôt que de répondre à nos questions de manière artificielle, il a choisi de nous faire parvenir un texte qui balaie les thématiques que nous souhaitions aborder et permet de poser des mots choisis sur son travail.

Dans son disque paru chez Sketch, il posait la question “Qui parle ?" , voilà aujourd’hui une forme de réponse : Marc Ducret parle.

J’ai toujours été fasciné, dans le monde de Shakespeare, par des phénomènes d’« équilibre instable » : on passe sans cesse du lyrique à l’épique, du clown au roi, du drame à la farce, bien sûr ; mais aussi, ce qui me paraît passionnant et très actuel, du mythe historique à l’essai philosophique. Tous les personnages de « Macbeth » ont existé et les faits relatés sont réels et bien documentés ; mais c’est Shakespeare qui leur a donné cette épaisseur d’humanité qui nous les rend si proches.

Dans deux pièces jumelles, « Hamlet » et « Macbeth », Shakespeare se livre à une exploration des mobiles et des réactions humaines face à des situations données ; dans les deux cas, l’élément féminin est décrit avec une intelligence et une empathie magnifique. Ophélie, innocente, est poussée à la folie et au suicide ; Lady Macbeth meurt dévorée par le remords alors qu’elle n’a pas tué.

Il me semble que son personnage, si vivant malgré le peu de temps passé sur la scène – son texte est extrêmement court dans cette pièce, elle-même très courte – vaut la peine que l’on « tourne autour » comme on tourne autour d’une statue pour l’observer sous des angles différents. C’est ce que j’ai essayé de faire.

Les trois expositions du même texte font partie de mon goût pour la répétition ; je crois à la magie de la répétition, de l’incantation, et je pense que le fait de recommencer un geste lui confère un pouvoir. La répétition, pour les musiciens, est l’essence même de leur travail, au point que la langue française – au contraire de l’anglais, de l’allemand, de l’italien…- n’a qu’un mot pour le travail et le recommencement : répéter. Donc, dans « Lady M », le même texte est soumis à des variations musicales qui l’éclairent différemment à chaque fois ; on entend trois fois chaque leitmotiv présenté différemment - et bien sûr, le chiffre trois évoque aussi les trois sorcières qui ont causé tout ce mal, le destin cynique et méchant qui, dans Shakespeare, tire les ficelles des marionnettes humaines et rit de leurs chutes.

des musiciens ouverts que les clivages stupides entre « styles » n’intéressent pas

Il y a quelques années, j’avais écrit, dans le cadre du spectacle « Un sang d’encre », une douzaine de minutes de musique vocale pour la chanteuse Géraldine Keller et un tout petit ensemble : deux guitares et un clavier. Depuis, l’envie me restait de réviser cette musique et de l’orchestrer pour deux voix et un orchestre plus étoffé ; c’est de là que vient Lady M.

Léa Trommenschlager, photo Laurent Poiget

Un aspect très « moderne » du travail de Shakespeare est le caractère mouvant de la psychologie des personnages ; ils ne sont jamais monolithiques, mais se transforment, se découvrent autres, et leurs réactions nous surprennent – et les surprennent eux-mêmes parfois, comme dans la vraie vie : Iago dira dans Othello « I am not what I am ». De même, « Unsex me » est un leitmotiv de la pièce, où Lady Macbeth reproche à son mari son manque de courage et sa mollesse trop « féminine » alors que lui s’effraie de la détermination si « virile » de sa femme – et la fin de la pièce placera l’humanité de chacun bien au-dessus des clichés liés au genre. D’où l’envie d’entendre un contreténor et une soprane s’emparer des mêmes mots. Le chant « lyrique » me paraît être la technique vocale la mieux adaptée à la musique que je voulais écrire ; Léa Trommenschlager et Rodrigo Ferreira sont de merveilleux chanteurs, mais ce sont avant tout des musiciens ouverts que les clivages stupides entre « styles » n’intéressent pas.

Par souci d’économie, nous avons commencé avec un orchestre de six musiciens, plus les deux voix et l’ingénieur du son (indispensable pour un projet comme celui-là) ; mais je me suis heurté à des problèmes d’instrumentation tels que pour l’enregistrement j’ai cassé ma tirelire et ajouté trois instruments – qui font maintenant partie de l’orchestre à part entière !

Inutile de chercher ici les jeux de nombres, de correspondances et de rythmiques croisées qui faisaient le squelette de « Tower » : on n’est plus chez Nabokov, et je me suis abstenu (pour une fois) de piller Bartók. Il y a d’autres souvenirs sonores et influences diverses : de Berlioz à Eötvös en passant par George Russell, Heiner Goebbels, Mozart, Stravinsky ou même George Grüntz. J’ai aussi essayé d’écrire une musique plus « théâtrale » ; certains motifs musicaux sont associés à des situations comme l’espoir bientôt déçu, l’amertume de l’échec, l’obstination de lady Macbeth (dans le premier air de la soprane, j’ai tenté une analogie harmonique avec la scène célèbre de Kurosawa où, pendant qu’elle insinue l’idée du meurtre dans l’esprit de son mari, un serviteur en arrière-plan fait tourner inlassablement un cheval dans la cour du château – je ne sais pas si j’y suis arrivé). La tendresse conjugale des deux époux a reçu également un traitement en « leitmotiv » - celui-là directement hérité de Moussorgsky.

Rodrigo Ferreira, photo Laurent Poiget

Certains instruments sont là pour la richesse de leur timbre et leur capacité d’évocation : le cor de basset de Catherine Delaunay, la clarinette contrebasse de Liudas Mockunas, le violon ténor de Régis Huby, les percussions électroniques de Sylvain Darrifourcq… Je joue de la guitare préparée au début et à la fin du spectacle, et j’utilise beaucoup une guitare électrique à douze cordes ; sans aucun clavier dans l’orchestre, il fallait trouver un moyen de ne pas trop lasser l’oreille tout en conservant un traitement harmonique résolument « accessible ».

je continue, comme par le passé, à payer pour jouer ma musique !

Jusqu’à présent nous n’avons pu montrer que la version concert de Lady M, faute d’un lieu qui nous permette de travailler les éclairages et la mise en scène de Sarah Lee Lefèvre – qui a créé également les costumes.

Bien sûr, j’ai l’intention de continuer à mener simultanément des projets très divers qui croisent des disciplines artistiques variées, même si leur diversité et leur caractère soi-disant « inclassable » n’a pas l’air de les rendre très attrayants pour les organisateurs de tout poil – je continue comme par le passé à payer pour jouer ma musique ! Il est amusant de constater qu’à une époque où il est banal d’entendre parler de « lutte contre l’exclusion », de « transversalité » et autres gargarismes, les artistes qui présentent réellement un projet « transversal » se voient opposer partout un refus catégorique parce qu’on ne sait pas comment l’appeler… Comme Berlioz parlait à la princesse de Wittgenstein de son rêve impossible d’un opéra ou d’un poème lyrique qui traiterait de la guerre de Troie dans une optique shakespearienne, la princesse lui répondit :

« Allons, il faut faire cet opéra, ce poème lyrique ; appelez-le et disposez-le comme il vous plaira. » Comme il vous plaira : on retrouve Shakespeare et son mépris des étiquettes - mais son respect pour l’auditeur.

par // Publié le 19 mai 2019