Chronique

Andy Emler MegaOctet

E total

A. Emler (p, dir), L. Blondiau (tr), L. Dehors (sax, clar), T. De Pourquery (asax, voc), P. Sellam (asax), F. Thuillier (tuba), C. Tchamitchian (cb), E. Echampard (d), F. Verly (perc)

Un esprit est comme un parachute. Il ne marche pas s’il n’est pas ouvert.
Frank Zappa.

Cette citation, qui figure à l’intérieur du nouveau double album du Andy Emler MegaOctet, résume bien le disque. Promesse ou menace, c’est à voir…
E total repose sur un concept simple : la note mi (en anglais « E »). Cette fondamentale sert de base harmonique à l’ensemble des thèmes du disque et on l’entend clairement sous-tendre les mélodies.
E total, le dernier enregistrement du MegaOctet, est une nouvelle folie, une nouvelle gâterie.

Le disque s’ouvre sur « Good Games », dominé par le tuba affolant de François Thuillier : harmoniques et glissandos de ballerine réalisés par un porte-avion ! Les voix, la résonance du mi portent le climat au mysticisme. Le soupir final est-il la fin de la course galopante des cuivres, ou bien le soulagement d’avoir échappé à quelques démons ? Good Games, dit-on. C’est que tout va pour le mieux.

On prolonge cette plongée dans ce mi intrigant par le titre-phare et emblématique, « E total ». Plongée en vortex par une introduction à l’archet de Claude Tchamitchian épaulé par des cliquetis de tablas de François Verly. Le piano du chef vient rassembler l’orchestre autour d’une couleur plus métrique et plus cinglante. Le thème, un léger chaloupé, est tout en séquences contrastées de tutti dynamiques et de soli changeants, Philippe Sellam passant du flou au tranchant à l’alto. Emler construit son orchestration comme un couteau suisse dont les lames seraient les musiciens et qu’il pourrait sortir à l’envi en toute situation.

« Father Tom », d’où émerge toujours cette fondamentale à l’archet, fait encore appel aux esprits multiformes qui peuplent la partition intérieure du pianiste animiste. Une espèce de hululement à la clarinette, bientôt rejoint par un chœur de cuivres à la traîne, laisse penser que de graves événements vont se produire. Laurent Dehors dialogue en douceur avec le piano. C’est feutré, glissant, félin… c’est beau. Puis sa clarinette s’envole littéralement, pourfend la nappe de l’ensemble et son cri résonne jusqu’à la fin du morceau. « Shit Happens » (il est vrai…) est un morceau choral et collectif. Prédominance du bois et des peaux - c’est très percussif. Thomas de Pourquery et sa voix de tête se lamente comme une âme perdue et sa plainte sourde s’immisce dans une masse compacte, débridée, très urbaine. Verly et Eric Echampard s’offrent un duo aux baguettes qui pousse tout le monde vers la sortie. « Start Peace », bourdonnant et klaxonnant, est une de ces cavalcades comme s’en offre souvent le MegaOctet. Ici, c’est au tour de Laurent Blondiau de faire entendre sa voix singulière au bugle. Enfin, « Start Peace » termine le premier disque par une succession de couleurs façon cadavre exquis, enchaînant solos de piano, de batterie, tutti de cuivres, éclat de rire, chœur, ritournelle… et le silence.

Le second disque, intitulé B, comme les faces d’antan, propose deux autres titres et un extrait vidéo de la mise en place de « Shit Happens » filmée par Richard Bois. « Superfrigo », une composition plus ancienne d’Andy Emler qui repose sur un riff au tuba, est toute en vitesse et en énergie. Encore une fois, les ruptures de climats - signature du MegaOctet - permettent la succession des chorus, où chacun peut en rajouter dans la surenchère ; et ils ne s’en privent pas. Notons l’apparition timide d’Elise Caron, venue poser sa voix sur le dernier titre, « Mirrors », hommage à Zawinul - un des rares morceaux où le piano domine. Emler y joue tout en accords et en syncope, avec force et jubilation.

Cette musique descriptive et/ou onirique sait s’y prendre pour figer l’auditeur dans l’expectative et le frisson. Loin d’effrayer l’auditeur, ces moments suspendus offrent par leurs contrastes mêmes une perspective d’écoute des thèmes balancés à fond de train qui leur donne tout leur éclat et toute leur énergie. Chaque morceau est l’occasion pour un soliste de se mettre en avant ; chacun est conçu pour cette intervention. Mais le piano est partout, il enjoint, il convoque, calme, contredit les discours de l’ensemble. Raison pour lauqelle cet orchestre est bardé de médailles, prix et autres Victoires. Des années de travail commun, la complicité musicale et personnelle, et une indiscipline assumée et nécessaire. Andy Emler n’a qu’à proposer des thèmes à tiroirs, tout le groupe embarque. Et un voyage tous les trois ans, ce n’est pas du luxe.