Portrait

Benoit Crauste : par-delà Nature et Jazz

Résidence dans la jungle pour saxophoniste en quête de nature


Lorsque le saxophoniste Benoît Crauste, membre des collectifs Monkuti et Anti Rubber Brain Factory, met en musique sa rencontre avec la nature de la Mata Atlântica brésilienne, se doute-t-il qu’il effectue quelque part une œuvre similaire à celle de l’anthropologue Philippe Descola dont les réflexions, dans son incontournable essai « Par-delà Nature et Culture », nous permettent d’envisager une reconnexion au vivant non-humain ?

Un entretien téléphonique autour de son projet, rendu dans un court-métrage intitulé « Chuva Caiu » (« la pluie est tombée » en portugais), réalisé avec la cinéaste brésilienne Mariana Bley, donne à penser que ce jeune jazzman ouvre des portes sensibles pour nous aider à ne plus considérer la nature comme un simple objet. C’est en plein jardinage, confiné dans une maison du Morvan, qu’il nous a livré quelques éléments d’explication de sa proposition.

« En fait il s’agit d’un rendu de résidence dans une ancienne plantation de café à 4-5 heures de route de Rio, dans une région montagneuse. Dans cette fazenda, entourée de montagnes très acérées, sont organisés des ateliers socioculturels et des résidences d’artistes. Autour de ce qu’il reste des champs de café, autrefois cultivés par des esclaves, il y a encore des poches de forêt primaire, la Mata Atlântica. J’avais candidaté avec un projet autour de « l’harmonisation des sons de la nature ». J’ai toujours fait des enregistrements de « field-recording » et là j’avais en tête de jouer avec le chant d’un oiseau. J’avais quinze jours de résidence et je voulais trouver un oiseau. »

Résidence dans une fazenda

Reconnaissant une certaine méconnaissance du matériel d’enregistrement, Benoît Crauste ne se décourage pas et reste concentré sur l’objectif premier de faire une restitution à Rio, avec une date limite fixée par la productrice.
« J’ai commencé par enregistrer la seconde partie, « Noite » (Nuit). En descendant du taxi, lorsque je suis arrivé à la fazenda, en pleine nuit, j’ai été saisi par l’univers sonore luxuriant, exubérant même ! C’est très fort la nature là-bas. Il était 18 heures, l’heure des grillons et je me suis dit “Ce sont des notes”. Je n’avais pas d’autre choix que d’essayer d’être en dialogue avec une nature universelle. Dans ces grillons, j’ai saisi différents chants, qui correspondent aux différents stades que traverse leur colonie. Mais j’entendais aussi ce que je croyais être des djembés quelque part. Et au bord d’un petit étang, je croise une personne qui me fait signe de me taire en m’expliquant que ce son émanait de crapauds-marteaux. Cette polyrythmie était dingue. »

Je me suis mis à jouer du saxophone soprano et les crapauds-marteaux se sont réveillés

Une semaine passe. Notre saxophoniste s’immerge dans le chant des grillons, au point d’en relever les intervalles musicaux, identifiant une tonalité, puis une autre, enregistrant une flûte, une autre, puis des parties de saxophone alto dans une petite chapelle sur le site de résidence, transformée pour l’occasion en studio d’enregistrement. « Puis, une nuit, on a marché jusqu’à l’étang avec un autre résidant qui faisait de la radio. Là j’ai entendu des sons très aigus. Je me suis mis à jouer du saxophone soprano et les crapauds-marteaux se sont réveillés. C’était une symphonie. Pour moi, qui voulais faire un peu comme Hermeto Pascoal avec ses expériences dans la nature, c’était un frisson de bonheur. »

Intérioriser une nature universelle

Avouant avoir choisi la musique à l’âge de 23 ans, après avoir hésité pour une carrière dans l’écologie, ce jazzman qui a passé une partie de son enfance au Brésil, ne s’arrête pas là dans sa résidence. « Le matin suivant, j’ai enregistré un oiseau qui sifflait une triade diminuée, au seul point wifi de la fazenda ! J’ai soufflé sa mélodie au soprano puis je l’ai harmonisée. J’ai juste écrit la mélodie de cet oiseau, pendant que l’harmonique de la flûte répond au son du grillon. « Tout est musique », comme disait le bon vieux père Hermeto. »

La joie devient un impératif catégorique

Se liant d’amitié avec Mari Bley, cinéaste carioca « underground » très militante, il effectue avec elle un montage de ses enregistrements en six heures de temps. Cette urgence était aussi le fait d’un contexte lié à l’élection du fascisant Bolsonaro à la présidence du Brésil. Confronté à l’affliction qui touche ses proches dans le quartier des artistes de Rio, Santa Teresa, il repart achever sa résidence avec à l’esprit une phrase que lui a dite une amie : « La joie devient un impératif catégorique ». Comprenant que contre le fascisme il faut prendre soin de soi et des autres, il réalise que son travail prend plus de sens, devant permettre d’« intérioriser une nature universelle ». Cette intuition artistique rejoint bien la pensée de Descola [1], dont les propos quittent depuis peu le champ scientifique pour investir le débat public sur notre rapport à la nature. « Dans la jungle, poursuit notre musicien, il y a un volume d’informations sonores énorme qui calme au lieu d’exciter. C’est une caresse pour les gens que j’aime dans un moment de désespoir. Il y a une grammaire valable pour les humains comme pour la nature ».

Si, à Rio, Benoît Crauste jouait live pendant les projections du film, et s’il a pu proposer une édition EP de son travail spécifiquement musical sur un label brésilien, il a décidé de le publier sur Youtube récemment. « Cette crise du COVID-19 m’a convaincu de le diffuser. A l’heure où l’on se parle, je devrais être en Amazonie, pour un travail similaire. Et là, je suis dans le Morvan en train de relever le chant d’un oiseau qui fait « Do Si La Si Do Si La Si… ».

On le sait, l’écologie [2] est la seule voie possible pour contrer les pandémies. La proposition de Benoît Crauste en est une sublime évocation artistique.