Tribune

Braxton et les chemins du chœur : GTM (syntax) 2017

Un disque d’Anthony Braxton sans Anthony Braxton


Un disque d’Anthony Braxton sans Anthony Braxton ? C’est le premier mystère de ce coffret GTM (syntax) 2017 qui présente douze heures (et autant de disques : les numérations ne sont jamais laissées au hasard) issues de son langage Ghost Trance Music (GTM) mis au point à l’orée du XXIe siècle avec des interprètes fidèles. Un problème vite élucidé : si le maître n’est pas présent en tant que musicien, comme aucun autre instrument d’ailleurs, c’est que c’est le Tri-Centric Vocal Ensemble (TCVE), un chœur de douze chanteurs qui s’empare des partitions sous l’égide de Kyoko Kitamura. Une approche étonnante et bouleversante qui reprend douze compositions, de la 192 à la 254, comme pour en révéler la structure et leur donner le statut légitime de musique de répertoire.

Pour envisager sereinement les langages d’Anthony Braxton, passée l’émotion pure que procure l’écoute de la plupart de ses œuvres, rien de tel qu’une pierre de Rosette. Si de nombreux exégètes la situent justement autour du Charlie Parker Project [1], le multianchiste, lui, considère que toute sa réflexion moderne sur l’écriture, l’improvisation et la relation nécessaire entre les interprètes se concentre dans la GTM. Une définition que l’imposant livret du coffret disponible sur Bandcamp et édité par la New Braxton House exprime avec volontarisme  : « Une manière d’ouvrir chaque porte du système holistique » ; en détail, une possibilité pour les musiciens de mêler les partitions primitives avec d’autres considérées secondaires ou tertiaires utilisées à la discrétion des chanteurs, comme ce qui existe dans une forme plus sophistiquées dans l’EEHM. Ainsi dans la « Composition 255 », où les chanteurs se saisissent de couleurs pour exécuter la partition symbolique de la GTM, s’insère entre autres la composition 134, que Braxton a toujours enregistrée en grande formation [2]. Des choix peu étonnants  : lorsqu’il a confié ces partitions à Kyoko Kitamura [3], Anthony Braxton a pensé le chœur comme un orchestre aux possibilités timbrales infinies et diablement agiles où l’espace, le volume et la spatialisation serait partie intégrante de l’interprétation.

La « composition 221 » est à ce titre extrêmement symbolique ; on la retrouve notamment dans le Three Orchestras (GTM) 1998 où divers orchestres se croisent, dirigés par des fidèles (Taylor Ho Bynum, James Fei entre autres) dans un désir de sentir le mouvement, de le voir venir littéralement physiquement. C’est une idée ancienne de Braxton, qui avait imaginé, en 1971, dans la « Composition 19 », quatre orchestres de 25 tubas en marche, qui s’entrecroisent [4]. Avec le TCVE, c’est dans le placement des chanteurs, dans le surgissement d’un claquement de langue ou de mots-valises, qui prennent sens à mesure qu’ils sont répétés, voire psalmodiés, que ce mouvement s’active. On peut faire le parallèle avec le Three Orchestras (GTM) 1998 où, plus que la partition, pourtant extrêmement précise, c’est l’interaction entre les interprètes qui compte, un peu comme s’il s’agissait d’une synthèse. Ou plus exactement d’une restructuration des matériaux primaires et secondaires en une décoction musicale dont les douze chanteurs ont individuellement la responsabilité collective. Chacun est orchestre : c’est ainsi qu’on l’entend dans la complexe « Composition 265 » où les nombres Six et Nine ou les lettres W et X deviennent à eux seuls des thèmes roulés dans les flots d’un tutti de plus en plus dense et lourd, comme une vague qui submerge.

La voix est devenue importante au fil du temps dans l’œuvre de Braxton, d’abord dans les diverses approches opératiques de Trillium où l’on retrouvait la plupart des chanteurs du TCVE. Dans la « Composition 219 », où l’orchestre articule la musique autour de deux phonèmes (« Zim » et « Bok »), c’est une scène de Trillium J qui intervient en matériel secondaire, apportant soudain un jour nouveau et une rupture temporelle et narrative chère au compositeur. Jusque dans les années 90, la voix n’était que très peu présente, en tout cas comme instrument à part entière. On notera Jeanne Lee sur Town Hall 1972 dans une interprétation de « All The Things You Are » comme brillante exception. C’est avec Trillium E, en 2010 que la voix fait pleinement son entrée. Dans l’orchestre ont trouvait déjà les sopranos coloratures Anne Rhodes ou Kamala Shankaram ou encore le baryton Chris DiMeglio. Mais c’est sans doute Syntactical GTM Choir (NYC) 2011 qui est la matrice de tout ce projet, avec la composition 256 que l’on trouve encore ici. C’est à partir de cette date que Kyoko Kitamura a commencé à travailler à l’idée d’une appropriation de la Ghost Trance Music par le chœur.

Kyoko Kitamura © Michael Weintrob

Comparer les deux versions est d’ailleurs fort enrichissant. Le premier essai était live, et grandement impromptu, davantage tourné vers les tutti et la parole collective. C’est un essai, au sens strict, une mise en verbe du langage, en quelque sorte. La présente version studio est l’occasion d’un rapport de forces plus individualisé, avec une grande variété de couleurs. Dans le travail de Kyoko Kitamura comme dans l’approche de Braxton, il y a l’idée que le statut de la voix a changé, devenant un terrain de jeu et d’expérimentation à part entière. Certes, le matériel premier est le même, avec ses montées chromatiques vertigineuses où les sopranos font des merveilles, et où divers phonèmes et nombres jetés en pâture sont autant de codes à déchiffrer. Néanmoins, le matériel secondaire est résolument différent : la « composition 173 » est un dialogue opératique où chaque mot semble prendre des sens opposés selon d’où il vient. Il est parfois parlé, souvent vocalisé et les envolées lyriques sont massives, offrant l’effet d’un tourbillon aux trajectoires aléatoires mais d’une grande richesse de détails. Les mêmes recettes animeront la « Composition 339 », où des rires plus ou moins outranciers et toute une gamme de syllabes traversent la stéréo avec une sorte de jubilation. Il y a de la joie dans cet orchestre, même dans les moments les plus intenses techniquement.

Il ne faut pas perdre de vue l’aspect fondamentalement ludique de la Ghost Trance Music. Ce petit train qui peut s’emballer est avant tout un jeu de piste qui enquille les partitions comme d’autres bâtissent des châteaux en Lego. A première vue, les systèmes de Braxton semblent très complexes, sérieux et stricts. Mais dans les notes de pochettes, il rappelle l’importance du jeu, de la surprise et du plaisir. Du besoin de décoder ou de se servir de codages ou de classements existants, qui peuvent impliquer toutes sortes de nouvelles stratégies. Braxton n’est pas joueur d’échecs pour rien. Il y a dans les choix des musiciens d’adjoindre au moment voulu une nouvelle route, un itinéraire bis, la volonté de prendre les autres à revers, de les surprendre et de créer de nouvelles articulations et de nouveaux liens logiques. C’est ainsi que Kyoko Kitamura a abordé les choses pendant toutes ces années où elle a étudié le matériel proposé par Braxton. C’est d’ailleurs comme cela qu’est construit un coffret truffé de liens logiques et de ponts plus ou moins cachés entre les disques où les matériaux secondaires et tertiaires font office de liant. Lorsque la « Composition 192 » débute, seule, sur le premier disque, ce ne sont que des sons qui proviennent du chœur. Les choses vont ensuite s’articuler, dans tous les sens du terme, et recréer un langage. But ultime.

Le sentiment qui prédominait lors de l’avènement de la GTM au début du siècle, avec ses chers élèves de la Wesleyan University [5], ce sentiment d’œuvre totale reliant plusieurs décennies de recherche avec une pointe d’auto-dérision et d’excitation, éclate ici avec d’autant plus de force qu’il y a une simplicité absolue dans l’approche de TCVE. Les chanteurs connaissent parfaitement l’œuvre de Braxton et s’y promènent comme dans un jardin. La dimension syntaxique du coffret, qui va du son monosyllabique à la phrase articulée, qui confronte mais n’oppose pas, y est sans doute pour beaucoup. De 192, berceau originel, à 341 qui compte en matériel secondaire la célèbre « composition 40F » qui sort d’un maelstrom, la voix incarne le langage dans ce qu’il est vraiment, et de manière bien plus primitive que ne peut le faire un instrument de musique, aussi virtuose soit-il. GTM (Syntax) 2017 propose une manière de dialoguer, d’échanger, de captiver parfaitement réfléchie qui donne à penser, à rêver à débattre avec une grande humanité. Une prestation remarquable de Kyoko Kitamura et de l’ensemble du chœur qui aura pris des années de travail opiniâtre mais offre des clés et une émotion rare.

par Franpi Barriaux // Publié le 14 avril 2019

[1Voir notre article à ce sujet.

[2Notamment l’important Eugene (1989) présent dans un coffret CamJazz consacré à Braxton.

[3Voir notre interview.

[4Une version fut enregistrée tardivement en 2011 avec les mêmes protagonistes à la direction, NDLR.

[5Voir 12+1tet (Victoriaville) 2007 avec Halvorson, Ho Bynum, Lehman, Mitchell, Fei, Testa, Regev, etc., certainement le point culminant de ce langage.