Chronique

Charles Mingus & Lee Konitz

Debut Recording

Lee Konitz, (asax) ; Phyllis Pinkerton, (p) ; George Koutzen, (cello) ; Charles Mingus, (b) ; Al Levitt, (d) & Jackie Paris, Bob Benton, (voc)

Entre Lee Konitz, au son propre et doux et au phrasé fluide d’un côté et Charles Mingus, avec sa force fruste, ses colères harmoniques et sa prédilection pour les sons sales, il restait peu de place pour une collaboration musicale.
En 1952, le contrebassiste traverse une période de recherches musicales. Il vient de quitter l’orchestre de Lionel Hampton et passe du trio de Red Norvo (vibraphone, guitare, contrebasse) au sextet de Miles Davis (trompette, deux sax ténors et une rythmique) en passant par des trios de piano et des groupes chambristes avec des chanteurs. C’est aussi cette même année qu’il fonde avec le batteur Max Roach le label Debut, pour s’affranchir des producteurs et avoir toute latitude dans sa musique. La première session d’enregistrement sera justement celle du 12 avril.

Dans l’ombre de Lennie Tristano

C’est sûrement ce qui le pousse à monter un petit orchestre de chambre composé de la pianiste Phyllis Pinkerton, du violoncelliste George Koutzen, du batteur Al Levitt et des chanteurs Jackie Paris et Bob Benton. Charles Mingus est à la contrebasse et composition tandis que le saxophoniste alto est joué par Lee Konitz.

L’enregistrement est fait dans le tout nouveau Manhattan Studio de Lennie Tristano, à New York. A cet époque, le pianiste (très proche de Lee Konitz) venait de créer un studio/ école/ lieu de rencontre pour permettre à la fois d’enseigner, de partager et d’enregistrer. Il avait publié une annonce pour rechercher un local et lever des fonds. De nombreux fans ont répondu des quatre coins du monde, mais l’une d’elle, Phyllis Pinkerton, déjà élève de Tristano, a investi un héritage de 10000 $ dans le projet, permettant son aboutissement. Un loft, au dessus d’un garage, est devenu le Manhattan Studio, la construction du studio d’enregistrement ayant été supervisée par l’ingénieur du son Rudy Van Gelder, les cours de musique dispensés par Tristano, Lee Konitz ou Billy Bauer. Un temps, Charles Parker s’est montré intéressé pour investir dans le label Jazz Records associé au studio. Mais son manque d’argent et son attitude peu rassurante pour les affaires ont mis Parker sur la touche.

Néanmoins, ce 12 avril 1952, Charles Mingus réunit tout son monde ; Lennie Tristano est derrière la console et Lee Konitz est à l’alto. Sa présence est largement le fait de Tristano que Mingus connaît par ailleurs. Pourtant les rapports entre le bassiste et l’altiste sont pour le moins distants. Leurs rares rencontres physiques ne laissent pas de bons souvenirs à Konitz qui craint les colères imprévisibles du bassiste. Mais ce dernier a toujours soutenu la musique de Konitz et à la fin de sa vie l’intégrera de nouveau dans ses grands orchestres en 1972 et en 1978 pour l’enregistrement de Something Like a Bird.

Au Manhattan Studio, il est prévu d’enregistrer quatre compositions de Mingus : « Precognition », « Portrait », « I’ve Lost My Love » et « Extrasensory Perception ». [1] Sur « Portrait » le ténor Jackie Paris chante les paroles et c’est Bob Benton qui s’y colle sur « I’ve Lost My Love ».

Lee Konitz était sous contrat avec Norman Granz à cette date, il ne pouvait donc pas enregistrer de solo improvisé. Il a donc déclaré qu’il ne jouerait que sur partitions. Charles Mingus décide donc de lui écrire un solo complet pour le thème « Extrasensory Perception ». Il s’agit d’une écriture dense et aérienne. « Il l’a écrit de la façon la plus compliquée, un torrent de doubles croches. Et si je me souviens bien, ça tombait une double croche avant le temps. Rien qu’en le déchiffrant ça rendait dingue. Mais son intention était maligne, car il voulait que je joue un peu en arrière du tempo, ce que je faisais souvent, cela ne m’a donc pas posé tant de problème ! » [2]

Quatre prises, le début de Debut

Ces quatre compositions, qui marquent à la fois les débuts de Debut Records et le premier enregistrement de Mingus et Konitz, ont été faites en deux prises chacune, sauf « Precognition ».
L’influence classique de Mingus est très présente à la fois dans l’instrumentation – le violoncelle [3] et la contrebasse associés aux arpèges cristallins du piano enrobent de nimbes orchestrales les voix blanches, classiques des ténors – et dans la thématique presque religieuse et méditative de ses compositions. La plupart des parties sont écrites, comme pour un orchestre classique et les accords de timbres sont recherchés. Le sax alto de Konitz sonne parfois comme une flûte traversière, les contrepoints sont fréquents et dynamisent l’ensemble.
La composition « Portrait » représente un homme brisé (Mingus vient de divorcer) qui contemple un paysage et tente d’en faire le portrait en musique. « Extrasensory Perception » est écrit sur une grille de 32 mesures dans un style hérité des sessions Birth of the Cool mais garde une trame be-bop dans la narration thème-chorus.
De plus, nonobstant sa présence derrière la console et le fait d’être dans son studio, c’est bien une séance toute « tristanienne » qu’on entend finalement, malgré un son médiocre qui ne laisse entrevoir qu’un plate représentation de l’orchestration mingusienne.

La session du 12 avril 1952 réunissant Konitz et Mingus existe aujourd’hui sur différents supports CD et vinyles. Le plus courant est le coffret Original Jazz Classics The Charles Mingus Groups – Debut Rarities, volume 4.

par Matthieu Jouan // Publié le 19 avril 2020
P.-S. :

[1Dont l’acronyme est E.S.P, qui servira de thème à Miles Davis bien plus tard !

[2in « Lee Konitz : Conversations on the Improviser’s Art », Andy Hamilton, University of Michigan Press. 2007

[3George Koutzen est membre du NBC Symphony