Scènes

David Krakauer joue John Zorn à Pleyel

On a craint pour les fauteuils de Pleyel en ce 27 octobre 2011. Mais si David Krakauer s’y entend pour chauffer une salle, son énergie ne l’a pas empêché de s’empêtrer parfois dans la matière zornienne. Parfois seulement.


On a craint pour les fauteuils de Pleyel en ce 27 octobre 2011. Mais si David Krakauer s’y entend pour chauffer une salle, son énergie ne l’a pas empêché de s’empêtrer parfois dans la matière zornienne. Parfois seulement.

Zorn et Krakauer sont à peu près de la même génération, ont fréquenté les même lieux, et nourri des préoccupations musicales similaires (les rapports entre la tradition klezmer et la modernité via, en grande part, le jazz), même si leurs démarches respectives partent en quelque sorte dans des directions opposées.

Des ces bancs cirés en voisins sur quelque trente ans, il reste finalement peu de traces de travaux communs : une participation à Kristalnacht (mais une participation importante, dans une œuvre qui ne l’était pas moins) en 1993 ; deux disques - parmi les tous premiers - sur label zornien Tzadik, collection « Great Jewish Music » ; et un travail souterrain - difficile à évaluer - fait d’exemples et de conseils lors de la mise en route de l’œuvre de tout une vie pour John Zorn : Masada.

Ce n’est pas rien, mais on ne décèle pas là non plus les marques d’une complicité immense et continue. Plutôt deux trajectoires qui se sont éloignées au fil des ans avant de se rejoindre récemment quand Zorn a confié à Krakauer quelques titres dans son Book of Angels - troisième livre, pour être exact - imposant réservoir de quelque six cents compositions, entamées avec la création de Masada. Un réservoir dont Zorn distribue depuis 2005 quelques morceaux à plusieurs collègues : Uri Caine, Medeski, Martin & Wood, Cracow Klezmer Band et une dizaine d’artistes de même calibre. Au tour de David Krakauer de mener sa lutte avec le livre des anges.

Ce soir à Pleyel, il préfère parler de dialectique entre ses morceaux (originaux ou reprises formant l’habitude de son répertoire) et ceux signés John Zorn. À l’issue de cette confrontation (ou lutte, ou dialectique, ou ce qu’on voudra) il sera difficile trouver un vainqueur.
Non que le concert soit mauvais ; çà et là, il est même très bon. Mais ces moments de qualité, réels, parfois intenses, sont nichés dans une lutte aux oppositions flagrantes mais dont jaillit trop rarement la synthèse.

Après tout, la politique choisie par le clarinettiste était peut-être, justement, le tiraillement. D’ailleurs, l’éclatement dans la dispersion semble s’incarner dans l’allure même de ce groupe bigarré, écartelé, entre une guitariste dont les lunettes fumées et les manches immenses évoquent le patchouli et les tournées sans fin de Grateful Dead ; un bassiste aux mains interminables, à la chemise en jean et à la cravate-lacet (l’uniforme de requin de studio officiant dans le rock FM) ; et un jeune à casquette gavroche qui ondule derrières ses machines et dont on peine à oublier – identité de samples obligent - qu’il remplace ici So-Called, DJ originel auquel les récentes évolutions de Krakauer doivent beaucoup.

Au milieu, ou plutôt sur la gauche des musiciens, le chef de troupe, bouille joviale sous gris toupet frisé, et dont seul l’œil malicieux pourrait faire deviner l’énergie libératoire et foutraque qu’il sait communiquer aux salles.
Car de l’énergie, il y en a. Au point, lors de rappels de braise, que se lève une Pleyel guère habituée à sortir de ses sièges à rabat.

De belles idées d’habillage aussi :

  • La voix trafiquée de Jerome Harris, le bassiste, qui, avec instinct, justesse et à propos (rare pour ce qui aurait facilement pu apparaître vulgaire) pousse dans les aigus diaphanes un « Kasbeel » fait pour ces hauteurs ;
  • Un rythme de diligence, en perpétuelle accélération et secouée de cahots, pour un « Moldavian Voyage » trépidant ;
  • Un « Parzia » rampant sous le poids d’accords de guitares lourds et traînants avant de se relever, secoué par les coups de balais sur les fûts qui font comme des fouets, et charmé par l’ondulante clarinette à la fois klezmer et fakir ;
  • Un « Ebuhel » qui alterne entre l’Orient méditerranéen et celui d’outre-Rhin sans cesser d’inciter les jambes à gigoter.

Seulement il y a aussi un « Vual » complètement raté, anonyme derrière une plate et ennuyeuse virtuosité jazz-rock propre à dissoudre tout intérêt, toute beauté. Ou un « Egiop » qui démarre sur une rythmique hip-hop très appuyée avant de tendre progressivement vers un rock assez classique d’une banale et décevante bonne facture. Brèves plantages dans une soirée qu’il n’y aura aucune autre raison de trouver mauvaise.

Si l’on devait faire la fine bouche, on répéterait qu’entre la musique de joie et de désordre du clarinettiste et le hiératisme parfois agressif de l’hyperactif saxophoniste, les points de fusion manquent.
Mais d’ici à ce que le disque sorte, les soubresauts de la tournée créeront peut-être une émulsion stable.

par Aymeric Morillon // Publié le 16 janvier 2012
P.-S. :

David Krakauer (cl), Keepalive (electronic), Sheryl Bailey (g), Jerome Harris (b), Michael Sarin (dm).