Chronique

Edward Perraud

Synaesthetic Trip

Edward Perraud : dm, élecr, comp - Benoît Delbecq : p, kb ; Arnault Cuisinier : b, élec ; Bart Maris : tp, bu, élec.

Edward Perraud est un coloriste. Batteur et coloriste. Comme un Van Gogh, il met du jaune là, puis du bleu dans la nuit des sons. Voir sa mallette de voyage, à l’image de la palette des couleurs sonores face au « désespoir du peintre » : à l’intérieur, plein de bidules, bricoles, clochettes, boulons, colifichets. Et à l’intérieur de lui, un maelström de savoirs épars, sensations, émotions. Des images et des sons, des couleurs – de coloriste – et des battements – de batteur.

Edward donc, avec un double v, façon Munch peut-être (pour le Cri), ado éternel d’allure, mais comme chacun travaillé par le temps – son haïku favori : « Je ne sais pas pourquoi j’aime ce monde dans lequel nous sommes venus mourir ». Un batteur, ça bat le temps, ça triture la mesure, ça dé-mesure. Né en 71, tandis que meurent Armstrong et Stravinsky – un signe. Tâte guitare, trombone, percussions. Maîtrise de musicologie à Rennes, puis l’IRCAM pour un DEA. Entre au CNSM à Paris où il obtient en 1998 un premier prix d’analyse musicale. Écrit une thèse de musicologie sur la généalogie de l’idée en musique…

Perraud Edward serait donc un peu grosse tête si, derrière l’azur du regard, il n’avait pointé de pointues oreilles aspirant tout aussi goulûment classique, contemporaine, jazz, certes, et musique indienne avec Biplab Battacharia à Calcutta.

Voilà comment, par exemple et en trop peu de mots, se forge un musicien. Et comment on croise ainsi un percussionniste épatant et discret à la fois, frappé à l’improvisation libre du jazz actuel (M. Portal, Y. Robert, S. Kassap, Joe Rosenberg, Jean-Luc Guionnet), à la musique contemporaine ou à la scène rock alternative (Tempsion, Damo Susuki).

On retrouve ainsi sa patte sur une quarantaine de disques, dont le « petit » dernier pour la route, enfin pour le trip - d’ailleurs intitulé Synaesthetic Trip. Ça vient du grec, cette affaire de sens. Edward l’explique dans le livret : mélange de perception simultanée, genre « audition colorée », la correspondance des sens. On peut penser aussi à l’« œil écoute » de Claudel, ou carrément à Baudelaire, comme notre cultivé batteur, qui reproduit dans son intégralité le poème Correspondances, tiré des Fleurs du mal, où « parfums, couleurs et sons se répondent ».

Écrire sur la musique – y compris dans une chronique de Citizen Jazz – relève de ce même jeu improbable entre mots et sons, phrases et rythmes, oppositions, analogies. Jeu des instruments, combinaison des sons. Le jazz à la croisée de ces voyages infinis, sourcés à la nuit des temps : tout a été dit et tout reste à inventer. L’imaginaire comme un cosmos. On est alerté dès la pochette, arborant la constellation du Cheval, jaune et vert dans la nuit étoilée, parmi d’autres correspondances animalières.

Edward Perraud convoque aussi des images, des photos à lui, qui ponctuent chaque titre avec grâce et intelligence. C’est là que fusionnent synesthésie et esthétique – vous suivez ? Pendant ce temps, les quatre cosmonautes tissent leurs vibrations imprégnées de l’histoire du monde et de la musique. Ils sont bien dans le même vaisseau, les Benoît Delbecq, Bart Maris, Arnault Cuisinier. Impeccable quartet grâce auquel on croise des ancêtres et des vivants. Ici l’Art Ensemble, Don Cherry, là Marylin Crispell, Paul Bley, Charlie Haden… Mais non, rayez tout ça ! C’est eux, bien à eux. Dans leur propre révélation.