Scènes

Les contrastes heureux de Nevers

Compte rendu de la 37e édition du festival D’Jazz Nevers


D’Jazz Nevers 2023

D’Jazz Nevers Festival, ce titre emblématique résonne chez les amateurs de jazz et de musiques improvisées. La qualité artistique en est le mot d’ordre depuis la toute première édition en 1987.
Cet évènement neversois vient de tenir sa trente-septième édition ; peu de festivals peuvent s’enorgueillir d’une telle longévité. Récapitulatif de concerts ayant eu lieu entre le 14 et le 17 novembre 2023.

La scène de La Maison se prête parfaitement à l’accueil de petites formations, tout d’abord avec Bize qui montre ce qu’un duo atypique peut faire naître dans l’imaginaire. Si les respirations se conjuguent naturellement, c’est par l’adjonction du saxophone ténor de Robin Fincker aux flûtes en ut, alto, basse et piccolo de Sylvaine Hélary. Une pièce dédicacée au réveil d’un volcan islandais atteint l’incandescence musicale ; la concentration des souffleurs permet toutes les envolées lyriques. Avec l’apport de la clarinette, le son du duo devient onctueux ; la complicité scénique des deux artistes se matérialise en une pâte sonore unique.

Dandy Dandie répand une atmosphère feutrée : les musiques françaises du XIXe siècle s’épanouissent par une abstraction linguistique, véritable régal à l’heure où l’anglicisme règne en maître. Nathalie Darche, tout en précision, découpe le temps de ses apports rythmiques nécessaires aux solistes. Le chant est assuré par la voix douce de Chloé Cailleton : « Elixir », « Encyclie » présentent des modulations qui font d’elle la poétesse du quartet. Les constructions mélodiques révèlent d’excellentes surprises comme dans « Morphée », taillé sur mesure pour l’éloquence du trompettiste Olivier Laisney , ou « Snake » qui met en valeur la sinuosité du jeu d’Alban Darche au saxophone. Des variations s’établissent dans « Le Soleil », enjoué, et dans « La Face cachée de la lune » évanescent, mais la beauté de « Printemps » de Paul Verlaine, mis en musique par Geoffroy Tamisier, sublime ce quartet avec un éloge réussi de la lenteur.

Bize - Sylvaine Hélary & Robin Fincker © Christophe Charpenel

L’expérience est la fidèle compagne de l’improvisation : Guillaume Roy et Didier Petit l’ont bien compris. Le violoncelle aborde des terrains accidentés qui n’offrent aucune résistance aux pizzicati ou à l’archet énervé. Didier Petit est habité par une transe qui le propulse aux croisements du baroque et de l’atonalité ; il célèbre des madrigaux contemporains. La solennité qui émane de la posture de Guillaume Roy est trompeuse : il fait patiemment ressurgir des variations circulaires propres à accueillir le violoncelle porté à bout de bras par Didier Petit, il explore des canaux souterrains. Le concert terminé, nous reste une impression troublante : Guillaume Roy et Didier Petit ont improvisé avec une telle aisance que nous les percevons comme deux grands compositeurs contigus.

Au théâtre municipal, Andreas Schaerer n’y va pas par quatre chemins pour nous embarquer avec ses chansons portées par le bassiste américain Tim Lefebvre, abonné à la pop de Bowie et de Sting, et le guitariste finlandais Kalle Kalima complice d’Anthony Braxton et de Jim Black. Ce trio n’est aucunement le mariage de la carpe et du lapin mais une totale réussite qui tient à des compositions tirées d’un songbook bien nommé « Evolution ». Les mélodies et les chants haut perchés font bon ménage avec les interventions musclées du bassiste qui surprend par ses sons aigus et saturés. Le guitariste fait cohabiter bruitisme et maîtrise harmonique avec une facilité déconcertante. Ce programme élaboré depuis plus d’une année est enchanteur.

Grande salle de La Maison, Tout-Moun, le spectacle inspiré par le livre Tout Monde d’Edouard Glissant, était attendu. Cette mise en scène d’un univers fluctuant qui synthétise une unification des cultures a plus d’une raison d’être associé au jazz. Les dix danseurs et danseuses totalement investi.e.s sous la houlette des chorégraphes Héla Fattoumi et Eric Lamoureux ont déployé un bel engagement. Le son puissant déclamé par Raphaël Imbert s’unit à la chorégraphie, surtout lorsque le saxophoniste se déplace sur scène ; les développements séquentiels proposés ne peuvent se juxtaposer et se mouvoir qu’ensemble. C’est une des raisons pour laquelle les interactions statiques du saxophone et des sons électroniques diffusés en temps réel détonnent lorsque les danseurs abordent des canevas complexes, ce qui n’empêche pas Benjamin Lévy de suer lui aussi. Les questionnements l’emportent sur les certitudes.

Le quartet d’Arnault Cuisinier se plonge dans l’écriture de Rabindranath Tagore. La splendeur des étoiles qui habitait l’écrivain s’incarne par la voix d’Élise Caron qui irradie ses partenaires. Elle chante Tagore en anglais et dans la traduction française d’André Gide. Le jeu à l’archet d’Arnault Cuisinier souligne le chant féminin et son passage au piano enrichit les nuances musicales. L’inventivité du jeu de cymbales détermine les couleurs des pièces musicales, en particulier sur les « Fleurs de ma pensée » où Edward Perraud fait éclore un jardin. Paul Jarret captive par ses interventions solistes d’une extrême clarté. « Sailing to Byzantium » de William Butler Yeats offre un contraste avec Rabindranath Tagore tout comme un poème amérindien Dakota du XIXe siècle où des percussions graves soutiennent les incantations vocales. Élise Caron martèle, pour conclure, les mots « N’attends personne » ; le public est conquis.

Pessoa / L’intranquillité © Christophe Charpenel

Frédéric Pierrot n’est pas l’homme que les Français ont voulu enfermer dans son rôle de psychanalyste de la série En Thérapie, diffusée avec succès sur Arte. C’est un acteur de talent certes, mais permettez-moi de le qualifier aussi de musicien accompli. Car c’est bien un trio de jazz qui fait son apparition sur scène : Claude Tchamitchian à la contrebasse, Christophe Marguet à la batterie et Frédéric Pierrot en fervent soliste. Fermez les yeux et lorsque la voix puissante vous atteint, rien ne la distingue de l’authenticité d’un saxophoniste ou d’un pianiste. La langue de Molière est ce soir au diapason de l’œuvre posthume de Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, paru chez Christian Bourgois. Cet ouvrage, sommet de la littérature du XXe siècle, révèle le talent conjugué à l’aspect névrotique du grand écrivain portugais.
« La grammaire n’est jamais qu’un outil », scande Frédéric Pierrot, habité par la puissance de la prose. Des breaks percutants circulent du binaire au ternaire et vont s’engager dans l’exploration métaphysique délivrée par le sprechgesang. La frappe de Christophe Marguet est vigoureuse, entière comme le sont les évidences : « Toute mon irrationnelle bonne humeur mourut d’un seul coup ». Frédéric Pierrot impose un tempo, aucune hiérarchisation ne se crée au sein du trio, le texte énonce des rêves qui aboutissent à la rationalité de journées de travail empreintes de fatalisme. Le swing épouse la prononciation, le chorus en doubles cordes de Claude Tchamitchian en souligne la noirceur, « Vivre, c’est être un autre ». Au-delà de la dialectique se joue un voyage à trois où surgit par moments une forme de rédemption : « Le silence de la demeure touche à l’infini ». Frédéric Pierrot a tout donné ; imprégné des aphorismes de l’ouvrage de Pessoa, il conclut « Je m’apaise ».
Claude Tchamitchian et Christophe Marguet se sont accolés au mots, Frédéric Pierrot s’est plongé dans les maux. Concert ensorcelant.

Avec leur attirail de percussions, Sylvain Lemêtre et Benjamin Flament ont matière à alimenter les discours pianistiques de Roberto Negro et Denis Chouillet. Les deux pianistes leur répondent en échafaudant un parcours fait de bruissements, tumultes et déflagrations. La matière sonore magnifie Noce, titre qui fait allusion aux Noces de Stravinsky. A la croisée des chemins du jazz, de la musique contemporaine ou multiethnique, les quatre musiciens exaltent les transversalités.

Paul Lay est en terrain conquis : son récital donné en l’honneur de Beethoven a réconcilié des mondes éloignés mais unis par l’inventivité du pianiste. Les subtilités contrapuntiques conjuguées au défi technique permettent de mesurer l’ampleur de la tâche. Une « Variation en do mineur », écrite par Beethoven à l’âge de dix ans, allie la souplesse du toucher pianistique et une profusion de gaîté. « Blues in Vienna », composé par Paul Lay, oscille entre des parfums d’Erroll Garner et une virtuosité sans faille. Mais le grand moment du concert sera l’interprétation de l’Allegretto tiré de la Symphonie n° 7, qui atteint ce soir un sommet d’émotivité : la musique s’envole au-delà de Beethoven et du jazz confondus.

Avishai Cohen © Christophe Charpenel

S’il y avait un prix du plus grand soliste à décerner, c’est bien Avishai Cohen qui l’emporterait, tant ses interventions à la trompette et à la flûte traversière ont subjugué l’auditoire. Aussi à l’aise sur les tempos rapides que sur les ballades raffinées, ce musicien a réussi à écrire l’une des plus belles pages du festival. Son quartet tourne à plein régime mais avec un contrôle des dynamiques et un sens de la surprise qui démontrent la vitalité du jazz contemporain. Le son dans la grande salle de La Maison est lui aussi exceptionnel, similaire à un enregistrement ECM.

Romain Baret ancre sa musique dans une réflexion sociétale qui englobe l’avenir de l’humanité et les bouleversements qu’elle a engendrés depuis des siècles. Essor et chute de notre civilisation a des allures de slalom géant ; les cellules rythmiques se succèdent parfois à une vitesse stratosphérique. Des passages pertinents s’établissent lors des contrastes entre la guitare électrique du leader et les soufflants, Eric Prost au saxophone et Sophie Rodriguez à la flûte, qui exhalent des parfums de Hatfield and the North. Mention spéciale à Elvire Jouve qui démontre son aisance à la batterie.

Le directeur Roger Fontanel et sa sympathique équipe ont de quoi être ravis : une fois de plus le D’Jazz Nevers Festival s’impose comme un vecteur incontournable des musiques innovantes.