Chronique

Trio ALP

Les Passagers du delta

Denis Levaillant (p, compo), Barry Altschul (dm), Barre Phillips (cb)

Label / Distribution : DLM éditions

Crise du disque, crise de l’édition. Crise de tout. Et voici que, pied de nez à la déprime, sort un livre-disque du plus bel acabit, un « media-book » à ce qu’on dit : photos, textes, impression, reliure. Et deux CD du même tonneau - rempli par trois musiciens du meilleur cru : le Trio ALP, A pour Altschul (Barry Altschul, batterie), L pour Levaillant (Denis Levaillant, piano et composition), P pour Phillips (Barre Phillips, cb). Noël en novembre.

D’abord un concert dans le cadre du festival Banlieues bleues, enregistré à la MC93 de Bobigny. C’était en 1989, et c’est aujourd’hui. Pas si étonnant, s’agissant de musiciens aussi affûtés et jouant selon la forme triangulaire la plus parfaite. On n’échappe pas au trio, surtout en jazz. Le trio équilatéral, géométrie humaine exaltant sa vérité fusionnelle de jeu, de sons, d’expressivité complice. On n’échappe pas davantage à la réflexion sur « l’art du trio », que Pascal Anquetil mène ici dans la préface, et à bon escient : « La magie du trio ne vient jamais des notes jouées mais de l’interaction qui les provoque ». Et de citer Bill Evans : « Plus il y a de liberté pour tous, plus il y a d’indépendance entre chacun. meilleure est l’interaction entre les instruments. Plus qu’un style ou une formule, un trio, c’est un son ». Relevons en passant la portée politique – ou sociétale, si l’on préfère – de la citation : liberté pour tous, indépendance entre chacun, meilleure interaction. Une devise…

Le trio a pris forme, dans les années 30, quand les pianistes ont entamé leur révolution par une grève de la main gauche : marre d’assurer la pompe comme des soutiers du stride. C’est qu’en même temps, le batteur s’était approprié la pulsation, rejoint par la contrebasse venant à la fois marquer les accords et la charge harmonique. Tout se mettait en place pour une aventure infinie. La vogue du trio était lancée. Vogue avec ses vagues, ses engouements, voire ses tocades. Mais vogue toujours ! Des noms marquent à jamais cet art vivant : Art Tatum, bien sûr (avec Tiny Grimes et Slam Stewart), puis la farandole : Oscar Peterson, Erroll Garner, Lennie Tristano, Thelonious Monk, Bud Powell – tous entrés dans la grande Histoire du piano-basse-batterie, là où Pascal Anquetil égrène « des moments d’exception (Phineas Newborn), des instants de grâce (Keith Jarrett, Brad Meldhau), des raretés (Paul Bley avec Mingus et Roach), des prouesses (Chick Corea, Miroslav Vitous, Roy Haynes), des surprises toujours recommencées (Martial Solal)… » Et puis, arrêt spécial sur le roc refondateur, Ahmad Jamal, avec Vernell Fournier (dm) et Israël Crosby (cb), années 50, dix ans avant les fougueux Evans-Motian-LaFaro.

Oui, la liste est interminable. En tout cas pour ce qui est des prétendants. Car n’est pas « trioliste » qui veut, et ils sont légion, les aspirants à venir s’échouer sur les écueils du conformisme ou de l’imitation. Comment subvertir cet « art » dont les pionniers ont « tout » inventé ? Justement, ils n’ont pas inventé l’« art », ce qui signerait sa mort. L’art est le phénix soufflant sur la braise inépuisable. Ce à quoi s’attellent ces trois Passagers du Delta, comme ils se sont appelés de 1986 à 1993, en proposant leurs concerts comme autant de spectacles : avec une scénographie de lumières et de sons. « J’avais voulu », explique Denis Levaillant, « travailler sur un objet comme on peut le faire d’un texte de théâtre ».

Le second disque correspond à la version studio du même programme. L’écoute des deux, on s’en doute, joue en faveur de l’enregistrement public qui, justement, met en jeu ce qu’au théâtre on appelle le quatrième mur et qui, pour le jazz aussi, permet cette précieuse - et souvent mystérieuse - interaction avec ce public. D’où les durées plus longues, l’installation dans la matière sonore, la liberté accrue dans l’improvisation.

A quinze ans d’écart, ce Delta exalte la permanence du mouvement qui constitue l’essence du jazz et aussi son paradoxe, quand il atteint les rives des grandes œuvres. Ce qui vaut d’ailleurs pour l’art en général. Le long fleuve intranquille de la musique vient s’épanouir avant la fusion dans la mer ; il prend alors la forme triangulaire du delta, lieu d’inondation et de profusion. Là où les Passagers du Trio ALP fertilisent le jazz.

Dans le livret, Denis Levaillant analyse les morceaux – la plupart de sa composition – avec un grande finesse, parfois très technique, faisant ressortir les différences entre les deux enregistrements. Un apport très enrichissant pour qui souhaite affiner son écoute, de même que les biographies rappelant le parcours des musiciens et qui, par contraste, font regretter leur rareté sur nos scènes. On se consolera avec les photos de Jean-Pierre Leloir et Guy Le Querrec.