Chronique

François Couturier

Tarkovsky Quartet

François Couturier (p), Jean-Louis Matinier (acc), Jean-Michel Larché (ss) & Anja Lechner (cello)

Label / Distribution : ECM

Avec la parution en ce printemps de Tarkovsky Quartet se clôt ce que François Couturier appelle sa « trilogie Tarkovsky », commencée en 2005 avec Nostalghia : Song For Tarkovsky et poursuivie en 2010 avec Un jour si blanc.

Choisir le cinéma pour thème d’une musique est assez fréquent, et conduit à divers résultats : on peut se servir de thèmes de musiques de film, ou tenter de faire revivre des scènes fortes. Stéphan Oliva, en particulier, s’est montré un maître en la matière. Mais faire une musique autour du grand cinéaste russe n’allait pas sans périls. Que rajouter, en effet, à un cinéma aussi accompli, aussi total, dont quelques belles pages n’ont d’autre musique que la pluie sur le toit, le paisible clapotis d’un ruisseau ou l’aboiement d’un chien au loin ?
S’agissait-il de rendre hommage à un auteur ou d’exprimer ce qu’inspire son œuvre ? Et que dire du risque inhérent à l’évocation de films puissants comme la Volga à l’aide d’une formation de chambre avec accordéon ?

Nostalghia avait dissipé ces craintes : le quartet y déployait en effet une musique intime et pourtant fastueuse dont la beauté formelle se hissait à des hauteurs familières au cinéaste. Quant au solo qui suivit, c’est sans conteste un des plus beaux disques de piano de ces dernières années. C’est avec un peu de la tristesse qu’on éprouve à tourner la dernière page d’un livre aimé que nous écoutons maintenant Tarkovsky Quartet, dernier album de la trilogie, joué, comme le premier, par le compositeur François Couturier au piano, l’accordéoniste Jean-Louis Matinier, le saxophoniste Jean-Marc Larché et la violoncelliste allemande Anja Lechner - que le trio de musiciens français avait découverte à l’occasion de l’enregistrement de Nostalghia.

Si l’on peut parler de trio français c’est que les trois hommes sont des compagnons de longue date : ensemble ils ont déjà enregistré Music For a While (Emouvance, 2002). On se souvient aussi du très beau trio d’Anouar Brahem avec Couturier et Matinier, Le pas du chat noir (ECM, 2001). On sait moins, peut-être, qu’Anouar Brahem avait fait débuter Couturier et Larché chez ECM (en 1995) sur son album Khomsa. Accueillir une violoncelliste allemande au sein de ce trio n’allait pas de soi. Cette audace s’est avérée payante car l’intégration est parfaite : Anja Lechner s’est appropriée cette musique autant que ses compagnons. Sa versatilité l’y préparait, qui l’avait conduite de la musique classique à Gurdjieff en passant, déjà, par une fructueuse collaboration avec un accordéoniste, ou plutôt un maître du bandonéon, Dino Saluzzi : l’écoute de leur album en duo sur ECM, Ojos Negros, est vivement recommandée.

Les films de Tarkovsky sont hétérogènes, tant par le sujet et l’époque de l’action que par le style de la narration. Les sources d’inspiration de ce disque sont-elles même si diverses qu’elles auraient pu conduire à un résultat hétéroclite : quoi de commun entre l’épitaphe qui orne la tombe du cinéaste (« À celui qui a vu l’ange ») et le western tadjik jamais tourné, Sardor, dont Tarkovsky avait écrit le scénario ? Cependant, l’atmosphère contemplative et la poésie qui se dégage de ses œuvres leur confère une essence commune que restitue à merveille la musique de cette trilogie.

C’est en passant par la peinture que Tarkovsky est venu au cinéma. Et c’est en peintre de paysages qu’il a souvent filmé. L’eau et le bois, l’espace, la noble beauté des immensités russes, parfois parcourus par de longs travellings, lui ont inspiré des images marquantes. Leur pouvoir se retrouve dans la musique de François Couturier : c’est un pouvoir d’évocation, avec son corollaire : sa façon de s’emparer en douceur de l’auditeur pour lui faire larguer les amarres et l’entraîner, les yeux dans le vague, à travers de vastes paysages où naît un poignant sentiment de… nostalgie.

Comment décrire cette musique qui parvient à une telle force avec si peu de moyens ? L’instrumentation originale, qui réunit piano et accordéon, saxophone soprano et violoncelle, en fait une musique de chambre. Aucune pulsation régulière ne la rapproche du jazz, et il s’agit en grande majorité de musique écrite. Acoustique, elle s’interdit toute extraversion, emprunte à la musique classique sa palette de nuances et sa qualité d’exécution. Mais il ne s’agit nullement ici de refaire au XXIè siècle la musique des siècles précédents ; et pas seulement parce que la formule instrumentale autorise des alliages sonores inédits, mais aussi parce que cette musique doit beaucoup au travail de mise au point réalisé en commun par les quatre improvisateurs. En effet, si elle est en partie écrite - les thèmes, les intentions - pour le reste, c’est le travail en commun qui a permis de fixer les tempi, les nuances, les phrasés, voire les structures. D’ailleurs, la construction du disque à partir du matériau enregistré montre une fois encore quel maître est Manfred Eicher en matière « d’assemblage narratif ». L’album s’écoute comme un tout cohérent : le passionné ne succombe pas à la tentation familière d’analyser les différentes plages afin d’en distinguer les meilleures des autres. Cette homogénéité vaut aussi pour les musiciens : il s’agit bien d’un orchestre, et non de quatre individualités qui se disputeraient un public. Aucun ne doit sortir du lot : ils sont tous excellents, pertinents, et contribuent à un magnifique son de groupe par des interventions jamais gratuites.

François Couturier nous a confié que le producteur ne s’était pas borné au choix des prises et à leur ordonnancement. Le voyant totalement immergé dans sa musique, le pianiste lui a en effet proposé le rôle de chef d’orchestre sur deux des trois improvisations, notamment « Sardor » ! Car ce disque, s’il comporte des références à Bach, Pergolese ou Chostakovitch (dont un thème de la belle « Sonate pour piano et violoncelle » est magnifiquement introduit par Anja Lechner sur « Doktor Faustus »), propose aussi trois pièces totalement et collectivement improvisées illustrant le côté orchestral assumé du quartet, là où le premier album de la trilogie, Nostalghia, recelait davantage de duos et de trios.

A la lecture de ce qui précède, on pourrait craindre que cette musique soit trop caractéristique d’une certaine couleur ECM : tempi lents, réverbération de cathédrale… Même si la réverbération est bien présente grâce à l’acoustique extraordinaire de la salle de concert de Lugano et même si, en effet, la tonalité d’ensemble est plutôt poétique et méditative, l’ennui est exclu : couleurs et nuances abondent, et les musiciens font appel à de belles mélodies et de riches harmonies. L’écriture y déploie de nombreuses ressources contrapuntiques ; dès le morceau initial, « À celui qui a vu l’ange », l’entrée un par un des instruments ménage une savante dramaturgie, alimentée çà et là par des pédales, des ostinatos et autres ressources du savant compositeur qu’est François Couturier.

C’est parce que Couturier a trouvé dans l’univers de Tarkovsky la révélation de sa propre vérité qu’il a produit, avec cette trilogie, une œuvre si forte et authentique. Il se dit à présent dans une période de transition, mais certain de la direction à explorer. Il nous a également affirmé sa confiance dans la pérennité de ce quartet. Puissent le ciel et les aléas de la vie musicale lui donner raison.