Chronique

Gianluigi Trovesi - Stefano Montanari

Stravaganze Consonanti

Label / Distribution : ECM

Nous touchons là à une création déterminante dans la carrière de Gianluigi Trovesi. Toujours attaché à revisiter le patrimoine des musiques anciennes, ce musicien n’est aucunement passéiste : il coordonne avec brio sa musique qui s’abreuve avec délectation d’œuvres ancestrales. La passion de ce musicien-clé de la scène italienne, nourri de free-jazz comme ses compagnons de l’époque Enrico Rava, Franco d’Andrea ou Andrea Centazzo, n’en est pas à son coup d’essai. Dans l’enregistrement de la « Banda Città Ruvo Di Puglia », il rendait hommage aux fanfares de rue qu’il a connues depuis son enfance, belle inspiration pour lui, et qu’il place sur un même pied d’égalité que l’Opéra, véritable institution du peuple italien. De ses premiers albums en trio comme le subtil « Dances », à ses prestations en solo ou ses rencontres avec d’autres formes artistiques, c’est un musicien d’une intelligence rare qui n’hésite pas à se remettre en question sur les scènes mondiales avec de vieux complices comme Ernst Ludwig Petrowsky ou Tony Oxley. Ici, son envie de revisiter la période de la Renaissance afin de mieux la reverdir se ressent d’emblée avec ces Stravaganze consonanti  [1].

Henry Purcell est mis à l’honneur. Son opéra « Didon et Enée », tiré de l’Enéide de Virgile, se goûte avec parcimonie et par fragments. Cette œuvre [2] fut d’une importance capitale pour l’époque , donnant enfin un sens dramatique à la musique anglaise. « For a While » donne l’inspiration au clarinettiste et saxophoniste en s’inspirant du « Music for a While » de Henry Purcell.
Gianluigi Trovesi parvient sans peine à imposer sa sonorité immédiatement identifiable au saxophone alto sans qu’il y ait de différenciation notoire avec l’instrumentation baroque. Sa démarche prend alors tout son sens ; le collage est proscrit et seul compte la transcendance.

L’apport de Fulvio Maras aux percussions n’est guère étonnant : il est depuis longtemps le fidèle compagnon de Gianluigi Trovesi dans ses multiples aventures jazzistiques. L’originalité tient au fait qu’il dévoile une facette contemporaine bienvenue avec des effets électroniques mesurés. Le cosignataire de l’album, Stefano Montanari , premier violon de l’Accademia Bizantina de Ravenne et Directeur musical du « Barbier de Séville » au Vienna State Opera ainsi que de « Rigoletto » au London’s Royal Opera House de Covent Garden, n’est pas enfermé dans un quelconque cliché poussiéreux. Il arrange ici un nombre important de pièces de l’orchestre baroque et signe tous les arrangements de cordes. Un autre ami de longue date de Gianluigi Trovesi signe un arrangement exquis d’une pièce d’Andrea Falconieri « La Suave Melodia » [3] : ce n’est autre que le contrebassiste Bruno Tommaso.

La composition de Gianluigi Trovesi « De vous abandonner » se fait l’écho, dans les contre-chants, d’arrangements entendus naguère dans l’Orchestre National de Jazz dirigé par Paolo Damiani. Nous savons quel rôle conséquent a eu Gianluigi Trovesi dans cette formation du tout début du XXIe siècle. Guillaume Dufay, compositeur de l’école bourguignonne [4] qui fut renommé pour la qualité de ses rondeaux, apparait avec « Missa L’Homme armé », pièce élogieuse à laquelle Gianluigi Trovesi répond par sa composition non dénuée d’humour « L’Ornetto disarmato ».

L’orchestre est entièrement dévoué à ce projet d’une rare élégance mais tout en y apportant du mouvement, les sonorités sont vives, elles tournoient, rebondissent et offrent une perspective ouverte à la danse, la dynamique étant au service des émotions.

Les origines bergamasques de Gianluigi Trovesi nous rappellent l’importance des danses du même nom dont l’impact fut important dans la Commedia dell’Arte ainsi que chez William Shakespeare qui termine son « Songe d’une nuit d’été » sur une danse du même nom. Il n’est pas anodin que la musique de Gianluigi Trovesi soit traversée de cet héritage séculaire qui révéla nombre de compositeurs italiens du XVIIème siècle comme Salomone Rossi ou Marco Uccellini.

Stravaganze consonanti respire la jouvence, ce qui était au final le but recherché par les compositeurs anciens lorsqu’ils dévoilèrent leurs œuvres. La détermination de Gianluigi Trovesi associée à l’ouverture d’esprit de Stefano Montanari nous ouvrent des perspectives inouïes sur la manière de faire éclater des carcans afin de mieux donner à entendre la redécouverte.

par Mario Borroni // Publié le 28 mai 2023
P.-S. :

Gianluigi Trovesi (piccolo cl, alto cl, as), Stefano Montanari (concertmaster), Stefano Rossi (vln), Claudio Andriani (vln alto), Francesco Calligioni (cello), Luca Bandini (cb), Emiliano Rodolfi (ob), Pryska Comploi (ob), Alberto Guerra (bassoon, dulciana), Riccardo Balbinutti (perc), Ivano Zanenghi (archlute), Valeria Montanari (harpsichord), Fulvio Maras (perc, electronics)

[1Que l’on peut traduire par « extravagances consonantiques ».

[2Opéra en trois actes écrit en 1689 qui précède « King Arthur » en 1691 et « The Fairy Queen » en 1692.

[3Tiré du premier livre de chansons de Falconieri (1650).

[4Il est bon de rappeler l’importance du disque Being Dufay paru chez ECM en 2009 où la superposition du chant ténor de John Potter avec le traitement électronique d’Ambrose Field fut une réussite.