Chronique

Joëlle Léandre

A Woman’s Work

Label / Distribution : Not Two Records

Pour clore les célébrations de ses quarante ans de carrière, festivités auxquelles nous avons apporté notre pierre à l’occasion d’un conséquent dossier au printemps, Joëlle Léandre s’offre un bouquet final qui ravira tous les amateurs de la grande improvisatrice. Si chacune de ses captations constitue l’un de ses bébés, comme elle le répète à l’envi, le présent objet garni de huit disques sortis sur le label Not Two, assorti d’un livret sous forme d’hommage analytique et de clé d’écoute, agrandit la famille d’un coup. A Woman’s Work a forcément, au regard du titre, une vocation à être synthétique et unitaire. L’unité est à chercher dans la rigueur et la cohérence artistique de la contrebassiste ; pour le reste, chaque album est différent : huit enfants à choyer, à laisser s’épancher, à suivre attentivement. Huit enfants avec leur identité propre, qui tracent avec une acuité rare un portrait en silhouette, comme ces pochoirs qui rehaussent de couleur les murs ternes de nos villes : prodigieux mais clandestin, magnifique mais hors-normes.

On pourrait détailler l’ensemble des disques, donner une recension précise. Dire l’énergie déployée dans ce solo enregistré en 2005 pour A L’improviste au Festival La Voix est Libre, s’imprégner du chant qui se mêle à l’archet avec fougue. On évoquerait cette rencontre excitante avec Fred Frith, en juin 2016 aux Instants Chavirés où l’on a la sensation de flotter entre des nuages, de ceux qui s’accrochent aux sommets que peu d’improvisateurs peuvent atteindre. Ce concert est sans doute le clou de ce coffret. C’est un dialogue de cordes, à la fois sec et nécessairement cordial, nerveux et fluide, où les instruments font corps avec leurs artisans sur des temps longs et néanmoins débridés. Mais tout ceci peut se résumer en quelques noms et quelques lieux : avec Evan Parker, Maggie Nicols, Irène Schweizer, ou encore Mat Maneri, Joëlle Léandre va à la rencontre de la galaxie improvisée. En les croisant du FRAC de Besançon à l’Alchemia Club de Cracovie, elle ne fait que désigner les points nodaux de ces musiques vivantes. A Woman’s Work est une feuille de route qui court d’octobre 2015 à juin 2016 [1] et témoigne d’une vie de nomade à la quête des timbres, aux côtés de ses sœurs de sons, Les Diaboliques, ou avec Lauren Newton, dans un joyeux défouloir.

On a le sentiment de se trouver devant une vision kaléidoscopique, à l’instar de ces yeux d’insectes qui distinguent une multitude de fois la même vue pour en scruter chaque détail. Cela permet d’illustrer la passion que la contrebassiste nourrit pour les duos charnels. Le plus intime est sans doute ce moment avec le vieux complice Jean-Luc Cappozzo au conservatoire de Besançon, où la douceur prédomine. On serait tenté d’écrire que ce coffret édifie un buste à la mesure de la musicienne. Mais, c’est Maciej Karlowski qui le stipule fort justement dans les notes de pochette, comment statufier une image en perpétuel mouvement ? Les deux derniers enregistrements, en compagnie du batteur Zlatko Kaučič, du pianiste Agustí Fernández et du saxophoniste Evan Parker ouvrent d’autres perspectives, pour mieux s’assurer que la photo ne se fige jamais totalement. A Woman’s Work est un beau point d’étape, qui peut servir de porte d’entrée dans un domaine qui réussit à être singulier et universel. Indispensable dans chaque discothèque qui se respecte.

par Franpi Barriaux // Publié le 5 mars 2017
P.-S. :

CD1 : Les Diaboliques (Joëlle Léandre (b, voc), Irène Schweizer (p), Maggie Nicols (voc) (Moscou,2015)
CD2 : Duo avec Mat Maneri (Joëlle Léandre (b, voc), Mat Maneri (vln) (Paris, 2016)
CD3 : Duo avec Lauren Newton (Joëlle Léandre (b, voc), Lauren Newton (voc) (Besançon ; 2016)
CD4 : Duo avec Jean-Luc Cappozzo (Joëlle Léandre (b, voc), Jean-Luc Cappozzo (tp) (Besançon, 2015)
CD5 : Duo avec Fred Frith (Joëlle Léandre (b, voc), Fred Frith (g) (Montreuil, 2016)
CD6 : Solo (Joëlle Léandre (b, voc) (Paris, 2005)
CD7 : Quartet (Joëlle Léandre (b, voc), Zlatko Kaučič (dms, perc), Evan Parker (ts), Agustí Fernández (p) (Cracovie, 2015)
CD8 : Duo avec Zlatko Kaučič (dms, perc), Evan Parker (ts) et Agustí Fernández (p) (Cracovie, 2015)

[1Seuls son solo et le duo avec Mat Maneri (2011) sont antérieurs.