Chronique

Quartet Alta

Quartet Alta

Gaël Mevel (p), Michaël Attias (as), John Hébert (b), Thierry Waziniak (dm)

Label / Distribution : Label Rives

L’hiver vous pèse. Le calendrier abrège février pour passer plus vite à mars, c’est le moment de l’année où vous vous posez des questions et où, avec le soleil, vous viennent des envies de changement. La musique, d’ordinaire, vous protège de ce spleen, surtout le jazz et les musiques connexes que vous avez tant aimés ; mais qu’entend-on de nos jours ? Un étalage de technique, des « projets » tarabiscotés, des hommages inauthentiques, charriés par les flots des nouveautés et - comme si ça n’était pas assez – il vous faut subir ce qui accompagne cette artificielle effervescence : les commentaires savants, l’érudition satisfaite. Tout ça vous fatigue, mais voilà : que faire, qu’écouter ?

Vous vous surprenez alors à rêver d’un espace poétique, silencieux et intense, d’où la musique coulerait comme d’une source. Existe-t-il encore des artistes qui se tiennent à l’écart, dans une belle campagne où ils soigneraient amoureusement leur musique comme ils le feraient d’un jardin ?

Gaël Mevel, ça vous dit quelque chose ? Il faut craindre que non, ce pianiste, violoncelliste, joueur de bandonéon et néanmoins poète ne s’éparpillant pas en mondanités. Et pourtant, la bible parle de celui qui fit ses classes auprès d’Eric Watson et Jay Gottlieb. Pas les testaments, non, mais l’imposant ouvrage, écorné par un fréquent usage, qui n’est jamais loin de tout amateur de jazz, le Penguin Guide to Jazz Recordings. Possédant la huitième édition, publiée en 2006, nous y constatons, page 900, que La Promesse du chant, disque du quintet de Gaël Mevel (2003, Leo Records), y est crédité des quatre étoiles distinguant les meilleurs disques, sur les quatorze mille qui y sont chroniqués. On y lit que sa musique, « à peu près inclassable, possède l’aspect joliment surréel d’un objet extraterrestre ». Bel hommage n’est-ce pas ? D’autant que Richard Cook et Brian Morton ajoutent que cette musique fait subir à l’auditeur un profond glissement, comme un film de Cocteau, et le plongent dans un rêve étonnant, pour conclure qu’il s’agit là d’un calme et moderne chef d’œuvre.

Parlons maintenant de John Hébert : là, on vous sent en terrain familier ! Pensez : le dernier bassiste d’Andrew Hill, monstre sacré des grandes années Blue Note. Un pilier de la scène new-yorkaise, habituel compagnon des Fred Hersch, Benoît Delbecq, Mary Halvorson et autres aventuriers. Et Michaël Attias ? Ce saxophoniste alto, leader lui aussi de magnifiques disques pour l’épatant label Clean Feed, et qu’on retrouve sur des pochettes en compagnie de Paul Motian, Anthony Braxton, Oliver Lake, Ralph Alessi, Tony Malaby ou encore Tom Rainey ? Pas besoin de présentation, vous suivez déjà son parcours avec passion.

Alors imaginons que ces deux stars américaines rencontrent Gaël Mevel au sein d’une formation qui s’appellerait le Quartet Alta… On vous sent tenté mais, direz-vous, il manque quelqu’un. C’est Thierry Waziniak, le batteur, frère jumeau en musique de Gaël Mevel, présent sur tous ses disques. C’est dans son esprit que prit naissance ce quartet car, voici plus de vingt ans, il jouait avec Michaël Attias, qui vivait encore en France. L’évidente complicité musicale unissant ces deux musiciens avait laissé des traces ; enthousiasmé par les disques de Gaël Mevel, le saxophoniste décida que personne ne sonnait comme lui à New York et qu’il voulait lui aussi jouer sa musique. Complétons le récit de cette genèse : le bassiste du quartet devait être le géant français Jean-Jacques Avenel, présent sur tous les disques de Mevel, mais malheureusement indisponible. Attias suggéra que John Hébert était un des seuls capables de l’égaler. Et Hébert, initié à son tour, voulut absolument être de l’aventure. Voilà, vous savez tout du Quartet Alta qui, après avoir donné cinq concerts en festival (Brest, Picardie..), enregistra au studio de Gaël Mevel, « La Maison en bois », dans la campagne francilienne.

La musique est très libre, mais pas free : nul expressionnisme ici. Une poignée de notes est lancée, comme autant de cailloux dans l’eau, et l’on contemple les cercles et le clapotis qui viennent brouiller la surface du silence. Car ainsi sont les thèmes que compose Gaël Mevel : peu de notes, peu de consignes, et les musiciens, comme l’eau, transportent, amplifient, troublent. Leurs trajectoires se croisent, comme deux vagues qui retombent en une légère écume, et la musique, née du silence, y retourne volontiers, telle cette gracile mélodie au piano qui conclut « Les morts en parlent au bord de la mer ». Mais un silence empli d’une présence cachée ; celui nécessaire à la prière, peut-être, quand l’alto d’Attias et la contrebasse d’Hébert mêlent leurs voix pour énoncer avec simplicité un benedictus de Josquin des Prez, dans « Le rêve de Nathanaël ». Nathanaël, c’est le fils de Gaël Mevel ; son rêve se retrouve au gré des disques de son père. Tantôt la musique est vive et forte, tantôt elle se déploie avec lenteur, comme dans l’ostinato de « Three Steps » ; mais elle nous ramène toujours à une oasis de silence, un lieu voué à la sérénité de la méditation, telle l’Alhambra de Grenade ; dans « Le jardinier de Grenade », justement, Mevel dit en musique un de ses textes évoquant le « calme des formes », « l’art de la courbe » ainsi qu’un « gardien habillé comme un prince qui montre un chemin dont chacun sait quelque chose ».

La liberté n’exclut pas la forme, donc… Ainsi le libre parcours est ici entamé et conclu par un même thème, « Feuillade », déjà présent sous le titre « Judex » [1] sur l’album en trio Danses parallèles : la destination est connue, mais chacun choisit son chemin. L’Alhambra serait ainsi un autoportrait de l’artiste en jardinier, qui suggèrerait qu’à l’intérieur de formes intemporelles et rigoureuses on peut jouir de la plus grande liberté.

Est-il nécessaire d’ajouter que les musiciens sont ici les parfaits messagers du « jardinier » ? Aucun d’entre eux ne joue le rôle qu’on lui attribue d’ordinaire : il n’est que d’écouter, dans le « Jardinier de l’Alhambra », la délicate introduction en solo de John Hébert - pourtant d’une grinçante étrangeté à l’archet à la fin de « Three Steps » -, pour saisir qu’on n’est pas ici en présence d’un rouage rythmique. Celui qui pourrait être son comparse en pulsation, Thierry Waziniak, est étonnant : inventive et attentive, sa batterie devient une voix de plus dans le contrepoint où elle fait entendre ses mélodies de timbres. Quand Attias joue a cappella (l’introduction des « Morts en parlent au bord de la mer »), on est saisi par sa voix toute de douce ferveur qui jamais n’a besoin de se tendre pour se faire entendre. Quand la basse profonde lui succède pour réexposer ce motif, on traverse alors un des moments de grâce dont est tissé ce bel album. Ces motifs simples en apparence, livrés à l’intelligence de ces artistes, graveront pour longtemps dans nos têtes leur entêtante petite musique. Michaël Attias ayant par la suite prolongé cette expérience en enregistrant en duo avec Gaël Mevel pour le label Rives, on peut nourrir l’espoir de retrouver les mêmes plaisirs.

Avant d’écouter ce disque, il vous faudra l’extraire de sa « pochette » en écartant deux plaques de caoutchouc aimantées, ornées à la main par le peintre Dominique Masse. Sur notre exemplaire, une large brosse a laissé comme un rideau de feu. Comment sera le vôtre ?

par Laurent Poiget // Publié le 31 mars 2014

[1Film muet du réalisateur Louis Feuillade que Gaël Mevel a accompagné au centre Pompidou (il accompagne fréquemment des films muets depuis une quinzaine d’années).