Chronique

John Coltrane

Last Performance At Newport

John Coltrane (sax, perc), Pharoah Sanders (sax, perc), Alice Coltrane (p), Jimmy Garrison (ctb), Rashied Ali (bt)

Avis aux collectionneurs : ce disque constitue l’une des pièces manquantes du gigantesque puzzle formé par la discographie de John Coltrane. Les fans connaissaient depuis longtemps l’existence d’archives relatives à ce concert à Newport, le 2 juillet 1966, d’autant que dans un certain nombre de documentaires on apercevait le saxophoniste vêtu d’un polo bleu ; malheureusement, ces films étaient toujours muets ! L’enregistrement audio existait bel et bien, le voilà qui surgit enfin, publié sur le label Free Factory [1]. Sa qualité sonore l’apparente plutôt à un « bootleg », mais on ne fera pas la fine bouche : cette heure de musique nous met face à un artiste qui semble déjà au-delà de ses contemporains, de la mélodie, de la mesure, de la raison même. On le savait pour avoir écouté cette même formation quelques jours plus tard, les 11 et 22 juillet, lors d’une tournée au Japon (cf. Live In Japan, live fulgurant, énorme et indispensable. Une somme compilée sous la forme de quatre CD où chaque composition s’étire au minimum pendant 25 minutes, et parfois jusqu’à une heure. Un monument de musique libre dont le présent disque donne un avant-goût en témoignant d’une quête sans égale, celle d’un cri universel et éperdu. La musique de Coltrane semblait tout brûler sur son passage, laissant derrière elle une génération de musiciens – et plus particulièrement de saxophonistes – face à des interrogations sans précédent. Qu’inventer après un tel déferlement ? Comment ne pas donner l’impression d’un retour en arrière ?

Last Performance At Newport se compose de trois titres : « My Favorite Things », hymne sans cesse régénéré et réinventé depuis sa première version en studio, au mois d’octobre 1960 ; « Welcome », que les exégètes avaient dans un premier temps confondu avec « Peace On Earth » et, pour finir, « Leo », qu’on découvrira sur Live In Japan avant de le retrouver bien plus tard sur Interstellar Space, une session studio enregistrée le 22 février 1967 en duo avec le batteur Rashied Ali. Une heure de musique à bout de souffle, un déchirement humain qui en dit très long sur l’urgence qui habitait Coltrane : déjà malade, il savait que le temps lui était compté.

L’histoire de ce concert mérite qu’on s’y attarde car deux hypothèses s’affrontent : celle, d’abord, de Yasuhiro Fujioka, grand spécialiste de l’œuvre du saxophoniste et discographe patenté, qui prétend que George Wein, producteur du festival, supportait assez mal l’évolution de Coltrane et aurait souhaité que sa prestation s’arrêtât après « My Favorite Things ». Trop free, trop difficile à écouter. Toujours selon Fujioka, Wein s’apprêtait à monter sur scène pour interrompre Coltrane lorsque celui-ci enchaîna directement sur « Welcome » puis « Leo », par défi envers celui qui aurait préféré qu’on en reste là. Hypothèse peu crédible pour deux raisons : tout d’abord, cet esprit de provocation ressemble peu à Coltrane, qui était d’une grande humilité ; ensuite, on voit mal cet homme engagé sur un chemin artistique spirituel et mystique ne pas continuer – tout naturellement – à jouer, toujours plus loin, au-delà des contingences, sans se préoccuper du reste. Sa musique était une offrande incompatible avec ce qui aurait été une mesquinerie.
La version de Jack Lefton [2] paraît plus réaliste : la fin de « My Favorite Things » coïncidant exactement avec celle du concert de l’après-midi, Wein en aurait conclu que Coltrane allait en rester là. Certes, le producteur ne cachait pas sa préférence pour les musiques plus conventionnelles ; mais il éprouvait un grand respect pour Coltrane et son incomparable créativité. sans doute était-il par-dessus tout contrarié parce que cette prolongation allait compliquer l’organisation de la soirée. Coltrane alla pourtant au bout de son concert.

Encore un petit effort et toutes les apparitions de Coltrane au Festival de Newport seront disponibles sur disque : celle du 3 juillet 1958 [3] avec le Sextet de Miles Davis, celle du 7 juillet 1963 [4] avec son quartet, puis celle du 2 juillet 1965 [5], et pour finir la présente prestation, enfin ! Manque encore la seconde apparition de Coltrane, le 1er juillet 1961, avec son quartet de l’époque [strong], qui demeure quelque part au beau milieu d’archives privées. Mystère…

Un an plus tard, lors de l’édition de 1967, John Coltrane était à l’hôpital. Il devait décéder peu après, le 17 juillet [6]. Un ange était passé…

par Denis Desassis // Publié le 7 décembre 2009

[1Free Factory 063.

[2Autre spécialiste de Coltrane et grand connaisseur de sa discographie.

[3Miles Davis - Miles Davis & John Coltrane, The Complete Columbia Recordings, Vol. 1.

[4John Coltrane - Newport ’63 – Impulse Records.

[5John Coltrane/Archie Shepp - New Thing At Newport – Impulse Records.

[strongMcCoy Tyner au piano, Reggie Workman à la contrebasse et Art Davis à la batterie. Le quartet y interpréta « Impressions », « Naima » et « My Favorite Things ».

[6Le dernier enregistrement public de John Coltrane reste Olatunji Center, (Impulse, enregistré le 23 avril 1967).