Chronique

La Campagnie des Musiques à Ouïr

Orange Sockets

Denis Charolles (dms, perc, objets, tb), Christophe Girard (acc, as), Julien Eil (cl, bcl, as)

Label / Distribution : Labelouïe

En vingt-cinq ans, la Campagnie des Musiques à Ouïr aura connu multiples avatars. Des amis de Brassens aux manivelles magyares, elle aura été aussi diablement polymorphe. Seule la batterie de Denis Charolles n’a jamais vraiment bougé : inventive, rigolarde, pleine de secrets et de malices… Et pourtant, avec Orange Sockets, son nouvel album, il parvient toujours à nous surprendre. Certes, avec « Zinzolin », le percussionniste continue à fourrager dans son incroyable foire-à-tout [1] pour créer des rythmes organiques et aléatoires sur la clarinette basse du fidèle Julien Eil. Mais avec « En Place », ouverture sans ambages de l’album, on découvre une Campagnie réglée par un métallophone, tout en douceur, emplie d’une volonté chambriste qui laisse beaucoup de place à la culture classique de l’orchestre… Le même qui œuvrait il y a peu dans L’Enfant et les sortilèges de Ravel. On découvre dans ce nouvel album comme un intérêt physique pour le silence en tant que dimension, une masse érodée par un travail méticuleux sur le son.

Pourtant, avec « Mazukska » la Campagnie renoue, ou plutôt fait perdurer son amour pour les musiques populaires, fussent-elles des plus hybrides ; mais comment penser encore, après 25 ans de MAO, qu’il y a une césure véritable entre « populaire » et « savant » ? Danse de guingois, mélodie claudicante, ce morceau est un bel exemple de la dynamique qui se crée avec l’accordéon de Christophe Girard, depuis longtemps compagnon d’aventures de Charolles. On le retrouvera plus tard dans le beau et profond « Kern », où la nacre des touches palpite dans le souffle de la clarinette d’Eil, mais il s’incarne dans la danse comme une fièvre nouvelle, pleine de créativité et de vigueur : seul l’accordéoniste de Mélusine, peut-être, s’avère assez inventif pour rivaliser avec la folie de Charolles. Il s’ensuit un échange tendu qui perdure dans le très contemporain « Jambe pointue », où les basses de l’accordéon et de la clarinette se mélangent pour brouiller encore davantage les pistes. Les deux compagnons de Charolles s’entendent à merveille, et recréent de nouveaux horizons pour la vénérable Campagnie tout en respectant à la lettre les envies de Charolles et en ouvrant d’autres chemins.

C’est d’ailleurs ce qu’on entend dans « Guylène », morceau de Joachim Kühn, où l’accordéon mène les débats dans des éclats sporadiques de la clarinette et de la batterie, avant d’offrir un magnifique solo à Charolles. Il y a dans Orange Sockets une vraie circulation, quelque chose d’une grande fluidité qui a toujours été une grande source d’inspiration pour la Campagnie des Musiques à Ouïr. C’est encore une fois « Kern » qui donne les clefs, par sa multiplicité, et presque sa duplicité. Dans ce morceau forcément minéral, on saute de cultures en cultures, l’improvisation européenne se teinte d’Asie, s’offre de nouveaux horizons, en découvre même d’inusités, mais en gardant un environnement familier. Avec Orange Sockets, Charolles est en son jardin. On y séjourne avec grand plaisir.