Scènes

Le Trio Pilc-Moutin-Hoenig à Marseille. L’improvisation sublimée

En tournée France et Europe, le Trio Pilc-Moutin-Hoenig s’est livré corps et âme au Cri du port à Marseille. C’était vendredi 10 février 2012 – on s’en souviendra.


Ils sont là, si proches, et ne savent pas encore ce qui nous attend. Nous : ce public du Cri du port à Marseille, salle comble toute tendue vers la scène – là où devait autrefois trôner l’autel de cette ancienne chapelle. L’écoute en sera d’autant recueillie vers ces trois-là, trois États-Uniens dont deux Français d’origine : Jean-Michel Pilc, François Moutin, Ari Hoenig.

En tournée européenne, ils nous viennent de New York City, là où ils se sont plus au point de ne former qu’un ou presque. Ce qu’on appelle un trio, ce triangle magique qui illumine (faute d’équivalent sonore…) la musique, grande, classique ou de jazz, de chambre ou d’ailleurs, partout où des notes viennent embellir, surprendre, émouvoir, émerveiller. Toutes les combinaisons orchestrales sont possibles bien sûr, du soliste à la grosse machine, au big band. Mais le trio… On pourrait évaluer les formations à partir de lui : trio plus ou moins x. Je m’égare, encore étourdi par ce concert marseillais du 10 février. Une merveille qui tiendrait du miracle, si on ne l’expliquait par la fusion poussée des talents, certes – un doigt d’inspiration, neuf de transpiration, pour paraphraser Edison – et ce qui reste tout de même un mystère, cet on-ne-sait-quoi qui va de la vibration la plus physique jusqu’au tréfonds le plus intime. Entre l’étincelle et le coup de foudre, une électricité dans un air très spécial. Pour eux trois donc, cela dure depuis 1995 et ils semblent bien partis pour durer, genre un quart de siècle comme
Keith Jarrett-Gary Peacock-Jack DeJohnette. La parenté s’impose d’ailleurs, bien qu’ils jouent leur musique à eux, et que comparaison ne saurait être raison.

J.-M. Pilc © E. Vial

Qui démarre ? Accord de tierce, ou de quinte pour laisser courir les doigts, surprendre les comparses qui guettent le passage à gué et hop ! sautent dans le train qui déjà s’élance. Ici une gare connue, on ne s’arrête pas, on est sur la bonne voie/voix, juste le temps de lire le panneau – c’est la citation à peine esquissée, clin d’œil à l’oreille avertie, si l’on ose dire ; les autres poursuivent le voyage, pas la peine d’être érudit pour cheminer sur les lignes de l’impro. Tenez, ce passage à niveau on ne peut plus standard, « Autour de minuit », dieu Thelonius sait si on l’aura entendu et rebattu, eh bien jamais, de mémoire, je n’aurai savouré un « Round Midnight » aussi génialement dé- et re-construit !

Voyez-les dé-tendus l’un vers l’autre – regards, gestes, notes dans un rapport éminemment fusionnel et, lâchons-le mot : orgastique. Sinon comment expliquer ces ascensions irrépressibles conclues par une explosion magistrale. Nous sommes bien dans les cycles alternés de tension-détente, entremêlés d’imprévisible, comme ces heureux accidents de la vie, ces rencontres inimaginées du coin de la rue. Ici c’est la musique qui mène le bal du vivant. On est bien, avec ces compères qui nous font complices de leurs secrets d’alchimistes, qui se nourrissent de nos énergies elles aussi mobilisées, comme quatrième élément du trio… C’est ainsi qu’un concert devient mémorable.

Qui reprend maintenant ? François Moutin au micro : Rien n’était prévu entre eux, assure-t-il. L’impro, c’est « ça ». Et « ça », pas de doute, c’est quand Jean-Michel Pilc s’en va aussitôt voguer sur « Il était un petit navire »… On prend « ça » pour une boutade, sympa. Pas les matelots, déjà à la manœuvre. La traversée promet – ce ne sera pas la croisière lamentable du Concordia… –, mais déjà la tempête gronde, terrible, puis s’apaise… Nous voilà rentrés à bon port, et les heureux enfants du capitaine attendent au bout du quai. L’improvisation comme un des beaux-arts.

Trio Pilc-Moutin-Hoenig © E. Vial

Ari Hoenig réaccorde son tom basse. C’est un mélodiste que ce batteur hors normes. Des coudes et des peaux, baguettes et mailloches il nous joue littéralement – et mélodiquement – l’entame de « So What » avant de plonger dans un solo de sorcier. Puis François Moutin couche grand-mère pour aller scatter avec son compère, avant que le trio ne se reforme – sans jamais s’être départi de son entière et solide présence. Dans ce triptyque – ce « Threedom », selon l’album du même nom qui peut aussi s’entendre « freedom », pardi ! –, chaque pilier tient à la liberté de l’autre et du tout. On comprend que tous trois tiennent à l’appellation « Trio Pilc-Moutin-Hoenig », trempés qu’ils sont jusqu’au cou dans leur commune et sublime aventure.