Entretien

Marta Warelis, pianiste intimiste

Rencontre avec la pianiste Marta Warelis

Marta Warelis est une musicienne accomplie et passionnante qui multiplie les rencontres et les projets autour de la notion d’improvisation libre. Née en Pologne en 1986, elle vit aujourd’hui à Amsterdam et participe activement au bouillonnement de la scène improvisée de son pays d’adoption.

- Vous êtes une musicienne très active mais on vous connaît encore assez peu en France ; pourriez-vous vous présenter ?

Je suis née à Leszno, une petite ville de l’ouest de la Pologne. J’ai commencé à jouer du piano à l’âge de 8 ans et j’ai suivi quelques années de formation classique à l’école de musique locale. A cette époque, j’étais fascinée par les musiques de films ; je passais des heures avec un magnétophone à retranscrire la musique de Zbigniew Preisner, Michael Nyman ou Andrzej Kurylewicz. Les musiques qui m’ont vraiment marquée pendant mon adolescence étaient le rock psychédélique, le punk (punk électronique) et le heavy metal. Mon premier contact avec la musique improvisée remonte à l’âge de 12 ans. Il y avait une scène blues intéressante à cette époque dans ma ville natale. Nous avions un « garage band » avec des amis et nous jouions de temps en temps dans un bar de blues local. Improviser sur une forme de blues m’a paru d’une grande liberté comparé aux formes strictes de la musique classique. Il n’était pas nécessaire que ce soit parfait, il suffisait d’être audacieux et d’y aller.
Le jazz est arrivé assez tard dans ma vie. La nuit, je regardais les émissions de jazz sur la chaîne de télévision française Mezzo ; je ne voulais pas aller me coucher avant d’avoir compris ce qui se passait. Les musiciens pouvaient jouer pendant des heures sans partitions. Le swing de cette musique est quelque chose qui m’a ému profondément. Quand j’ai déménagé à Wrocław en 2004, j’ai trouvé une petite école de musique qui avait comme professeurs de grands musiciens de jazz polonais. C’est ainsi que j’ai commencé à jouer de plus en plus de jazz avec d’autres musiciens.

- En 2010, vous vous installez à Groningen, aux Pays- Bas. Vous avez alors 24 ans. Pourquoi avoir fait ce choix ?

En 2010, je savais déjà que je voulais être une musicienne à part entière. Ça a pris du temps, j’étudiais pour devenir traductrice, mais la musique était si présente dans ma vie qu’elle a peu à peu pris tout mon temps. Je voulais en savoir plus. Je voulais jouer tout le temps. J’ai entendu parler de Groningen par un de mes amis ; nous sommes partis en road trip et nous avons été acceptés tous les deux la même année à la Prins Claus Conservatory.

Marta Warelis © Laurent Orseau

- Depuis 2014, vous vivez à Amsterdam. Vous participez activement à l’effervescence créatrice de la cité batave, notamment au sein du collectif DOEK. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Quand j’ai déménagé à Amsterdam, j’étais complètement accro au free jazz. Je connaissais des groupes et des musiciens locaux. J’étais fascinée par le livre de Kevin Whitehead New Dutch Swing qui retrace l’histoire de cette génération de musiciens improvisateurs néerlandais : ICP Orchestra, Available Jelly, Clusone Trio, Willem Breuker Kollektief. Je suivais tout ce que je pouvais, j’allais aux concerts, j’ai été bénévole pendant le Doek Festival [1]. J’ai reçu un accueil très chaleureux de la part de cette communauté de musiciens. Les gens sont adorables et fous ici, vous savez. J’étais, et je suis toujours, reconnaissante d’être ici, entourée de tant de talents. La puissante histoire de la musique improvisée vibre encore très fort dans les veines de cette ville. Ce que j’aime à Amsterdam, c’est le fait qu’il y a tellement de choses qui s’y passent et qu’il est très facile de voyager n’importe où en Europe à partir d’ici. La ville attire de nombreux musiciens du monde entier qui viennent s’y installer. Je suis continuellement inspirée par mes collègues, il y a tant de géniale musique créative autour de moi !

- On vous a récemment entendue dans un très beau disque, Turquoise Dream, en compagnie de Carlos Zingaro, Helena Espvall et Marcelo dos Reis. La musique a été enregistrée au cours d’un concert lors du festival Jazz ao Centro de Coimbra. Pouvez-vous nous raconter ce moment ?

Je me souviens que nous sommes entrés dans l’espace très spécial du musée Machado de Castro en cette fin d’après-midi. La vue depuis la colline était époustouflante, le soleil se couchait sur Coimbra, nous jouions au-dessus du cryptoportique de l’ancien forum romain, dans une salle qui ressemblait à une église. Je me souviens avoir regardé la « Déposition du Christ » de Ruąo juste avant de jouer, ce qui m’a profondément touchée. Nous avons immédiatement trouvé un langage commun et l’avons gardé tout au long du concert. C’était l’une de ces réunions impromptues où la musique coule comme par magie, sans précipitation, avec un caractère fort et un bel équilibre.

Marta Warelis © Gérard Boisnel

- Plus récemment encore, vous participiez à l’album Sunday at De Ruimte en compagnie de trois musiciens américains John Dikeman, Aaron Lumley et Frank Rosaly. Parlez-nous de cet album et de ces rencontres…

C’est l’enregistrement d’un concert que nous avons donné le dernier jour du Doek Festival à Amsterdam en 2020. Comme le titre l’indique, c’était un dimanche, un bel après-midi paresseux. Le cadre intime de l’espace De Ruimte et le fait que nous nous retrouvions, après une longue période d’enfermement, pour vivre ce moment avec d’autres, m’ont donné le sentiment profond de partager quelque chose qu’une famille partagerait un dimanche après l’église. J’ai joué avec tous ces merveilleux musiciens dans différentes configurations, mais ce quatuor m’a semblé immédiatement spécial.

- Vous jouez également dans deux groupes avec deux grands contrebassistes hollandais, issus de la même génération : Raoul van der Weide et Wilbert De Joode. Est-ce une coïncidence ?

C’est une coïncidence, oui. Ces deux merveilleux musiciens ont joué un rôle important dans mon développement musical. Raoul m’a fait découvrir le travail de gens comme Paul Termos ou les frères Janssen. Il a formé un groupe appelé Xavier Pamplona où nous interprétions la musique de ces compositeurs, qu’il jouait avec eux dans sa jeunesse. Avec Wilbert, nous avons joué pour la première fois en 2015, et depuis lors, nous avons développé notre relation musicale avec beaucoup de soin, principalement avec le merveilleux Onno Govaert. Wilbert est un musicien si fort et si beau, unique en son genre, mon maître personnel.

- Parlez-nous de votre groupe Hupata ! dans lequel vous jouez avec Ada Rave et Yung-Tuan Ku. Est-ce qu’il est plus difficile d’être une femme dans le milieu de la musique et du jazz en particulier ?

Je crois que je vis dans un pays qui est très progressiste depuis un certain temps sur ces questions. Afin d’enrayer les vieux schémas, j’observe qu’au cours des dernières années, les femmes improvisatrices aux Pays-Bas se voient offrir encore plus d’opportunités de jouer que les hommes. Je me sens très privilégiée et j’en suis reconnaissante. Si vous me demandez si c’est plus difficile, je ne sais pas quels sont les problèmes auxquels les hommes sont confrontés dans cette profession, mais je suis sûre qu’il y en a beaucoup ! Pour moi, cela signifie qu’il faut abandonner certains concepts sur la façon dont la femme devrait être dans la société et essayer de trouver un équilibre entre, par exemple, une vie de famille et le dur labeur lié à l’irrégularité du travail de musicien. Avec Ada et Yung-Tuan, nous avons eu un déclic dès la première note que nous avons jouée ensemble. Il y a tellement d’espace pour le silence, tellement d’écoute et de compréhension profondes. Quand je joue avec elles, j’ai toujours l’impression que nous créons des histoires visuelles fortes en utilisant de petits instruments et de petites voix, avec une touche de couleur presque classique.

Marta Warelis © Laurent Orseau

- Comment caractériseriez-vous la musique que vous jouez ? Est-ce que le mot jazz signifie quelque chose pour vous aujourd’hui ?

Je pense que le fait de m’ouvrir au jeu libre a été une expérience très forte, principalement parce que je n’avais pas à me fermer à un style particulier. Je pouvais simplement laisser toute la musique qui m’avait affectée couler dans un flux inconscient à travers mes doigts. La composition elle-même requiert beaucoup de connaissances et d’outils, mais il y a cette liberté d’approche qui vous permet de choisir votre direction sans que personne ne vous dise comment faire. Cette fraîcheur, le fait de ne pas savoir où le processus vous mènera, le fait de ne rien attendre et de ne pas se projeter, voilà ce qui me permet d’être le plus en harmonie avec moi-même et avec ce qui m’entoure. La musique que je joue est également très influencée par mon instrument. Il y a eu un moment où je me suis sentie extrêmement éloignée du piano. J’observais les cornistes devenir l’instrument par leur souffle, d’autres être en contact physique constant avec la vibration de leur instrument en pliant les membranes, en touchant les cordes… J’ai soudain vu la pratique du piano comme un processus froid dans lequel un doigt frappait la touche, qui déplaçait le marteau, qui frappait la corde à une grande distance. Cela, ajouté au fait que j’étais rarement devant le même instrument, m’a rendu obsédée par la recherche de l’intimité. Et c’est ce qui m’a poussée à me plonger dans le piano. J’aime considérer les préparations comme une couleur supplémentaire pour approcher la mélodie, mon propre orchestre bizarre. Je crois que la musique évolue et change comme tout ce qui existe dans la nature.

Marta Warelis © Jean-Michel Thiriet

Le jazz a toujours eu un pied dans le passé et un autre dans le présent. C’est une forme d’art afro-américain qui a des racines et une identité solides et qui continue à se renouveler. En tant que personne vivant et respirant la culture européenne, je trouve mon lien avec elle à travers l’art de l’improvisation. Ma musique reflète bien sûr mon environnement, mais le jazz est profondément ancré en moi et c’est une grande source d’inspiration et d’influence pour ce que je fais.

- Et quelles sont ces grandes influences ?

Don Cherry, l’Art Ensemble of Chicago, La Monte Young, l’ICP Orchestra, Andy Goldsworthy. Morris Graves, Krzysztof Kieślowski, Josef Svoboda.

- Vous êtes à l’affiche du dernier album du trompettiste Dave Douglas, Secular Psalms (2022, Greenleaf Music). Racontez nous cette expérience.

Le processus d’enregistrement de cet album a été unique et passionnant. La tournée qui devait avoir lieu en 2020 a été annulée en raison de la propagation de Covid-19. La décision a été prise d’essayer d’enregistrer quand même. Nous avons tous enregistré séparément avec des fichiers midi. Je ne connaissais pas la plupart des musiciens du groupe, je ne pouvais pas interagir avec eux pendant l’enregistrement. C’était très bizarre, mais en même temps, c’était un merveilleux défi. Les compositions sont très belles, Dave a une vision incroyable et une façon d’aller chercher de nouvelles influences qui est très inspirante. J’ai pu apprécier pleinement le travail dans son ensemble lorsque nous avons finalement donné quelques concerts l’année dernière et que nous avons développé la musique ensemble et créer des liens amicaux.

- Quels sont vos futurs projets ?

L’année dernière, j’ai sorti A Grain of Earth mon premier album solo sur le label Relative Pitch Records. Je continue à développer ce travail en solitaire avec un grand plaisir. Je travaille sur un duo électrique baptisé Dust Bunny avec un jeune et merveilleux batteur, Nasim López-Palacios Navarro ; nous sortirons un album sur le label Superpang cette année. Un nouvel album de mon vieux trio bien-aimé Omawi (avec Onno Govaert et Wilbert De Joode) sortira également cette année sur le label Relative Pitch Records. Et puis aussi un album, Sun Lit Starlings, en duo avec Ingebrit Håker Flaten qui sortira sur Weird Cry Records.

par Julien Aunos // Publié le 25 juin 2023

[1Festival crée en 2001 organisé par le collectif amstellodamois Doek dont Marta Warelis fait aujourd’hui partie.