Scènes

Peter Brötzmann/Han Bennink aux Instants chavirés

Dans la série des duos saxophones-batterie, un concert réunissant le Hollandais Han Bennink et l’Allemand Peter Brötzmann.


Dans la série des duos saxophones-batterie, un concert fougueux et remarquable sur de nombreux points, réunissant le Hollandais Han Bennink et l’Allemand Peter Brötzmann aux saxophones et clarinettes (cf PS 1). À cette occasion, ce 10 décembre 2005, la salle des Instant chavirés à Montreuil était pleine à craquer.

Pour mémoire, nous avions inauguré ce type de chronique avec le concert au festival de la Villette réunissant Rashied Ali et Sonny Fortune le 6 septembre 2005. Il n’est pas question ici de faire une comparaison entre ces deux concerts, mais plutôt de faire ressortir la richesse et l’étendue des possibilités offertes par ce type de duos.

On peut dire que, humainement et musicalement, Brötzmann et Bennink sont aux antipodes l’un de l’autre. Bennink est un artiste complet musicalement (cf PS 2) et très extraverti sur scène comme dans la vie courante ; Brötzmann est, lui, un épiphénomène du free jazz, réservé voire « gêné » d’être sur scène, mais qui joue sa musique de manière « frontale ». La performance s’annonce donc iconoclaste.

A l’heure annoncée, les deux hommes arrivent : Han Bennink, baguettes à la main et bandana rouge et Peter Brötzmann avec saxophones ténor et alto et clarinette en métal.
D’emblée, les musiciens embrayent sans mot dire sur un thème évoquant les musiques du monde que nous propose souvent le label Ocora, c’est-à-dire brut de fonderie.
Le son de la clarinette nous transporte dans les campagnes du Rajahstan : on imagine le désert et sa dureté, l’âpreté de la vie. Debout, immobile et les yeux fermés tout le long du concert, Brötzmann sert un discours linéaire et peuplé d’ostinatos.

Han Bennink © Jos Knaepen

Han Bennink est visiblement en forme : il danse sur sa batterie, perd ses baguettes et rebondit rythmiquement à la suite de l’incident ; il tape du pied, parle, joue des percussions avec ses joues, se lève, matraque le sol de coups de baguettes et remonte sur sa batterie pour frotter ses cymbales et leur donner une sonorité de gong.

Pour donner une description imagée, on pourrait dire que Peter Brötzmann plante le décor ou l’atmosphère là où Han Bennink lui donne vie. Le discours lancinant et nasillard du saxophoniste évoque une âme en peine qui crie inlassablement les mêmes phrases ou motifs - inspirations nécessaires pour Bennink, qui s’engage vigoureusement dans un jeu de feu, découplant son discours de tempos variés et toujours à propos.

Premier set

Sur les deuxième et troisième morceaux, Brötzmann joue d’un sax alto qui hurle, comme souvent, un son strident qui inspire des idées de souffrance, voire d’agonie. Son jeu, que l’on peut qualifier de rudimentaire, laisse à Bennink une place d’expression unique ! Celui-ci ne se le fait pas le dire deux fois : il fait jaillir la musique de sa batterie polyrythmique et redonne vie au malade que suggère le saxophone de Brötzmann.

Cependant sur la deuxième pièce, ce dernier n’est pas en reste : dans un moment de folie fulgurante, Bennink reperd une baguette, lance l’autre dans le public et s’empare de ses balais ! Brötzmann en profite pour extraire son saxophone de la souffrance et reprendre ses esprits comme après l’effort ou le stress d’une course poursuite. Le ton devient calme, l’émotion et la sensualité sont présentes - essoufflées et éprouvées.

Mais que l’on ne s’y trompe pas : si le jeu de Brötzmann est linéaire et brutal, comme à l’accoutumée, et s’il laisse la part belle au batteur, il n’en naît pas moins de l’ensemble une musique créative et parfois exquise, en particulier due aux initiatives rythmiques de Bennink.

Questions : qui est/sont le(s) leader(s) ? Existe-t-il une réelle communication entre les deux musiciens ou s’agit-il seulement de hurler dans un saxophone parce que la batterie galope comme un cheval enragé ?

Les duos sont des performances artistiques périlleuses qui nécessitent beaucoup d’investissement personnel et de potentiel artistique si l’on veut éviter qu’ils ne soient trop austères. Dans le contexte classique où la force rythmique est présente, celle-ci assure l’ossature de chaque pièce et fait en sorte qu’elle tienne la route. Dans un duo, les musiciens peuvent laisser libre à cours à leur imagination, l’expression de leur art, et même ignorer cette ossature habituellement nécessaire dans la majorité des contextes. Il se passe alors ce qui peut se passer : un concert où domine l’abstraction artistique, voire intellectuelle ; pour certains auditeurs, la musique apparait un peu inodore ou insipide ; d’autres crieront à l’escroquerie !

Or, même s’ils ont trempé et trempent encore dans ce type d’interprétation, Brötzmann et Bennink offrent ce soir-là une toute autre performance : l’un et l’autre sont à l’écoute de leur « accompagnateur » et improvisent sur une musique qui est l’unique lien entre les deux. Jusque là rien de nouveau, hormis le fait que l’ossature des pièces jouées n’est pas assurée par la force rythmique « Han Bennink ». En effet, lors de ce premier set, les jeux sont inversés : la section rythmique d’accompagnement est donnée par le jeu d’ostinatos de Peter Brötzmann et le soliste, l’improvisateur fou est Han Bennink. Le batteur épouse parfaitement les implications des ostinatos proposés sans gauchir sa propre pensée artistique : l’instrument de Bennink, habituellement force rythmique extravertie, est force de proposition du duo, alors que Peter Brötzmann est la charpente de cette musique surprenante.
C’est d’abord en cela que ce concert est particulièrement intéressant.

Second set

Peter Brötzmann reprend la clarinette pour un riff doux qui s’agace progressivement. Il souffle et « chante » à la fois dans son instrument : le résultat est troublant car ce deuxième « instrument », qu’est sa voix rassure comme le « Om » tibétain face à la stridence et la déchirure monocorde et sonore de la clarinette. Han Bennink semble l’avoir compris : il s’arrête de jouer pour laisser le saxophoniste s’exprimer, puis le relance dans une large cavalcade afin de l’estomper par des nappes sonores de cymbales.

Han Bennink © Jos Knaepen

Ce premier morceau est de loin le plus intéressant musicalement et artistiquement. L’histoire évoquée est nettement perceptible : on est dans les derniers retranchements de celui qui cherche à survivre malgré la souffrance omniprésente, à être entendu et soulagé. L’auditeur est transporté dans une sorte de mélancolie qui dérange, qui évoque la panique entre moments de convalescence et de terreur répétés. Le morceau finit dans l’hystérie collective, public compris.

Si nous avions un doute sur la performance du saxophoniste avec ce début de concert, ce n’est plus le cas par la suite. Peter Brötzmann, lyrique, déverse notes rugueuses et inamicales. L’homme est musicalement « en colère ». La tension est palpable, Brötzmann s’exprime et Bennink l’accompagne avec intelligence, en respectant la saveur du morceau. La froideur du premier set est au placard ; en particulier quand le saxophoniste est au ténor, dans le deuxième morceau : il groove, et son discours dans le chorus est déterminant pour la suite des événements. En effet, la tendance a changé : Brötzmann a repris le dessus. C’est à ce moment du concert que la collaboration entre les musiciens est la plus aboutie : Bennink propose des motifs que Brötzmann reprend à son compte ou salue d’un simple clin d’œil.

En fait, Han Bennink a changé de fusil d’épaule et démontre la dimension étonnante de son talent : il accompagne avec brio le nouveau leader de cette aventure en formulant des structures rythmiques de soutien, ce qui permet au soliste de s’aventurer sur des chemins risqués ; mais Peter Brötzmann sait qu’il peut compter sur son batteur. Cette cohésion « massive » est une vraie réussite des duettistes, avec la palme d’or à Han Bennink.

Le concert se termine avec un troisième morceau et un rappel, tous deux réussis, mêlant douceur relative et volupté et sonorités « aylériennes » non dissimulées.

Une question reste sans réponse : les duettistes avaient ils préalablement décidé du déroulement du premier puis du second set ? À savoir, laisser le batteur s’exprimer librement au cours du premier set alors et le saxophoniste dans le second ? Possible, même si l’on ose émettre un avis contraire et avancer qu’on a plutôt eu droit à la célébration de l’improvisation dans toute sa splendeur…

Ce concert - réussi - suscite toutefois quelques réflexions et impressions. Certes, le jeu de Brötzmann fut uniforme et peu varié. De plus, le saxophoniste ne paraissait pas ce soir-là au meilleur de sa forme. Pour l’avoir vu plusieurs fois, nous pouvons dire que c’est un leader souvent charismatique qui se nourrit intensément des musiciens qui l’entourent (caractéristique des grands artistes). Comme nous l’avons dit, ce fut le cas ce soir avec Han Bennink, qui a su rebondir face à la situation : son drive et ses chorus remarquables de musicalité ont permis de donner vie à une musique chargée d’émotions variées et extrêmes, pleine de lyrisme contenu ou pas, et de sonorités colorées.

Mais ce n’est pas tout ! En effet, certains se méfieront du contenu de cette chronique comme du contenu « artistique » du concert parce que c’est du free, avec toutes les connotations péjoratives que celui-ci traîne derrière lui telles des casseroles. A cela, nous répondons qu’il ne faut pas se fier aux apparences, mais vivre la musique, se laisser porter. Sans être festif, ce concert fut un concert de musique populaire car ses vibrations ont touché tout le public - l’émotion était palpable … un peu à l’inverse d’un certain jazz européen aseptisé et froid, intellectuel et abstrait. Cette collaboration montre donc combien l’autre free jazz européen, quand il est inspiré du free américain, peut être remarquable de créativité et d’entente mutuelle, tout en permettant aux musiciens de rester à l’écoute de leur inspiration créatrice propre et de celle des autres.

par Jérôme Gransac // Publié le 16 janvier 2006
P.-S. :

PS 1 : En fait, nous ne sommes pas certains que Brötzmann ait joué sur une clarinette. Néanmoins l’instrument avait la sonorité du tarogato (saxophone en bois utilisé en Turquie) et l’apparence d’une clarinette classique, mais en métal. Cet instrument était assez différent d’un saxophone soprano (longueur). Néanmoins, Il est connu que Peter Brötzmann joue du tarogato sur scène comme en studio (« Sharp Knives Cut Deeper » avec Gjerstad Frode trio - Splasc(h) Records.

PS 2 : Han Bennink a joué avec Von Freeman, Roswell Rudd, Steve Lacy, Andy Sheppard, Ray Anderson, Johnny Griffin, Dave Douglas, Ellery Eskelin…

Peter Brötzmann a joué avec Carla Bley, Sonny Sharrock, Fred van Hove, Don Cherry, Albert Mangelsdorff, Bill Laswell, Borah Bergman, Anthony Braxton, Mats Gustaffson, Ken Vandermark…