Portrait

Ran Blake au feutre noir

Promenade dans la discographie de Ran Blake


Ran Blake est né en 1935 dans une famille du Massachussets où Bartók prenait plus de place que la musique noire, qui se résumait au gospel. C’est en poursuivant de brillantes études de pianiste qu’il a épousé le jazz. Au Bard College, il côtoie Jeanne Lee, chanteuse avec qui il fera un bout de chemin. On connaît la suite : en 1962, le duo publie The Newest Sound Around qui reste un modèle de déconstruction des standards tant par le clavier que par la voix. Élève de Waldron, la grande rencontre de Blake sera pourtant celle de Gunther Schuller, l’âme du Third Stream dont il fut le plus fidèle des messagers, et en même temps l’un des premiers modérateurs.

CamJazz consacre au pianiste, comme avant lui à des figures telles George Lewis ou Steve Lacy [1], l’un de ses précieux coffrets rassemblant des disques des labels Black Saint et Soul Note. On y retrouve de nombreux symptômes de ce paradigme.

Ainsi, Epistrophy (1992), son disque solo hommage à Monk, où la complexité des arrangements, tout comme cet équilibre idéal entre fluidité et heurts sporadiques qu’on retrouve sur « Epistrophy », mais surtout sur « Round Midnight », désarticulé à l’envi. C’est un morceau présent pareillement sur A Memory of Vienna en compagnie d’Anthony Braxton. Ce petit bijou Third Stream est certainement l’un des joyaux de leurs discographies respectives, qui marquent une obsession commune pour les standards et pour leurs inlassables revisites : « Alone Together » ou « You Go To My Head » qu’ils partagent. Au-delà, les morceaux d’Ellington auxquels Blake rend hommage dans le beau Duke Dreams (1981). Sa version aride de « It Don’t Mean a Thing » vaut à elle seule une écoute approfondie de cet album, à bien des points de vue étourdissant. Une déclaration d’amour aux compositeurs de jazz qu’il révère nous fait revenir tôt ou tard à Thelonious : Short Life of Barbara Monk (1986), en quartet avec le saxophoniste Ricky Ford (qu’on retrouve en invité sur Chabrol Noir), est une évocation très scénarisée de l’univers monkien par le prisme de la vie tumultueuse de sa fille. C’est en cela que Blake fait partie des inclassables : figure du Third Stream, son jeu et sa percussivité le rattachent sans équivoque à la galaxie monkienne. Raccrocher tous ces wagons sera sa vocation.

Blake prendra la direction du département Third Stream au New England College où enseigne aussi Schuller. Il a toujours mis en avant un entre-deux entre jazz et classique. Cela reste le langage le plus sûr pour mêler à la fois sa volonté de casser les conventions et son toucher de concertiste classique. à commencer par Third Stream Recompositions (1979), suite directe de son fondateur Plays Solo Piano de 1966, où l’on trouve une version du « Lonely Woman » d’Ornette Coleman parmi les plus belles et les plus dépouillées. Le jeu du pianiste, très attentif et sans envolées lyriques, a toujours fait bon ménage avec le chant, qui occupe une place particulière dans sa discographie. En témoignent, dans le coffret, deux disques dédiés à des chanteuses : Unmarked Van, le remarquable portrait pointilliste de Sarah Vaughan où le rejoint le percussionniste Tiziano Tononi en est un parfait exemple. Notons-le, car la chose est rare : la batterie et les percussions sont chiches dans sa discographie. Son piano chantant et son obsession pour la voix s’accommodent mal des tambours. La musique de Blake est une musique de nuit, sensuelle, où chaque geste prend une ampleur grandissante dans le silence ; où chaque voix, fût-elle flûtée, emplit l’espace. De la pénombre, le noir profond n’est jamais loin. Et le noir, c’est l’affaire du pianiste.

Lorsque la voix est vraiment présente, c’est avec Jeanne Lee, bien sûr. Il sortira son dernier titre avec elle en 1989, le très émouvant You Stepped Out of a Cloud. D’autres vocalistes ont ensuite accompagné sa musique  : Sara Serpa pour le très évocateur Camera Obscura (l’image,encore), mais aussi Laïka Thomas, avec qui il enregistrera Cocktails at Dusk, a Noir Tribute to Chris Connor. Un disque ténébreux et élégant qui souligne le goût pour les atmosphères capiteuses qui ont ouvert son jeu à un public plus large, charmé par son approche cinématographique. Une esthétique Film Noir dont il fera un disque entier, où des thèmes d’œuvres chabroliennes (« Le Boucher ») croisent d’autres de John Huston (« Key Largo  »), et qui s’inscrit dans l’un des fantasmes communs au jazz. Au milieu de sa trentaine d’albums, plus d’un tiers est en solo, avec une importance grandissante de l’image dans son propos.

Ce n’est pas son récent Chabrol Noir [2] chez Impulse, exercice virtuose autour des films du chroniqueur débonnaire de la bourgeoisie décadente, qui démentira le propos. La grande affaire de Blake, c’est Hitchcock. Sur de nombreux albums, on entend des thèmes familiers du pianiste. Avant tout, « Vertigo » qui revient comme un leitmotiv, et dont il parvient à tirer des accords encore plus inquiétants que le film lui même  : sur Duo en noir, avec Enrico Rava, mais aussi avec le guitariste David « Knife » Fabris sur Indian Winter, présent dans le coffret, sans doute le titre le plus étrange et le plus incertain. Avec ce dernier, qui considère Blake comme son mentor, vingt ans de complicité au compteur. Tous deux ont défini précisément cette noirceur revendiquée  : un jeu versatile et instable qui ne perd jamais en grâce et s’accommode des sinuosités menaçantes de la guitare. Une dramaturgie clinique qui n’affecte aucune froideur. Un sens de la composition tout à la fois savante et instinctive. Parmi les disques de Ran Blake avec Fabris, il convient également de citer Horace is Blue, A Silver Noir, paru en 2001 chez HatHut.

Sa relation avec Fabris, mais aussi avec Rava ou encore son alter-ego Jaki Byard, avec qui il signe Improvisations (1981), est symptomatique de l’aspiration du soliste au dialogue. Mais celui-ci ne se pense que dans l’intimité, comme il peut l’être avec une chanteuse. Si ses solos sont des reflets très personnels du rapport de Blake à la musique, les duos sont ceux de tous les dangers, de toutes les expériences. Le pianiste est un artisan exigeant qui remet en balance avec beaucoup d’attention sa vision syncrétique de la musique, qui a notamment influencé les générations de Stephan Oliva ou Bruno Angelini et n’a pas fini de laisser sa trace. Ce coffret est un intéressant jalon, une boussole dans une carrière touffue faite tout comme son jeu d’agilité, de précision et de limpidité, en dépit de ce goût pour les ambiances interlopes et sépulcrales d’un noir qu’on peut désormais qualifier sans se tromper de « Blakien  ».

par Franpi Barriaux // Publié le 15 mai 2016

[1Avec qui Ran Blake publiera That Certain Feeling chez HatHut.

[2Un disque que la rédaction de Citizen Jazz n’a pas reçu.