Chronique

Rodrigo Amado Northern Liberties

We Are Electric

Rodrigo Amado (ts), Thomas Johansson (tp), Jon Rune Strøm (b), Gard Nilssen (dms)

Label / Distribution : Not Two Records

Réunissant deux pays qui ont fait l’objet de dossiers dans Citizen Jazz, le Portugal et la Norvège, le Northern Liberties de Rodrigo Amado est surtout une sacrée pierre angulaire du jazz européen. On sait Rodrigo très attaché à la scène lisboète : témoins son Motion Trio ou ses liens avec Luís Lopes, mais on constate qu’il voyage également très bien - même si le paradigme paraissait jusqu’ici davantage transatlantique. Cap au nord, donc, à l’occasion d’un concert à Lisbonne en 2017, paru sur le label polonais NotTwo (l’Europe du jazz est bien vivante !), pour une cristallisation immédiate : il ne faut que quelques secondes pour comprendre que le saxophone ténor anguleux et la trompette bouillante de Thomas Johansson sont fait pour s’entendre. Chacun sur un canal, ce sont deux déconstructeurs de génie qui s’affrontent. Le trompettiste, aperçu dans le Pan Scan Ensemble de Paal Nilssen-Love, dont l’ombre plane sur ce disque, est ici en terrain familier. Sur « Spark », et peut-être davantage encore « Response », court morceau final, il est la flamme qui danse à quelques centimètres de la dynamite pendant qu’Amado joue, comme souvent, les accélérateurs.

La matière explosive, quant à elle, tient avant tout à la fabuleuse base rythmique de ce quartet. Un seul nom suffirait à illustrer celle-ci : Gard Nilssen nous a démontré, notamment dans son Supersonic Orchestra, toute la gourmandise qui caractérise son jeu. Ici, dès « Spark », il s’enflamme pour soutenir les soufflants. Son jeu est dense, les tambours claquent à toute vitesse pour suivre le rythme effréné d’Amado ; le frottement permanent entre ces musiciens est une source d’énergie sans pareille qui ne faiblit jamais pendant ce long morceau. Mais il ne faudrait cependant pas négliger l’apport du contrebassiste Jon Rune Strøm dans cet élan qui fonce droit devant. D’abord homme de l’ombre dans le chaos, Strøm - qu’on a déjà vu avec Frode Gjerstadt, Keefe Jackson ou Paal Nilssen-Love - apparaît comme le grand architecte des têtes brûlées qui l’encadrent. Son jeu est sec, les pizzicati sonnent parfois comme un arbre qu’on foudroie, mais son jeu d’une grande finesse est garant de l’espace et du relief qui s’instillent dans la rage drue de We Are Electric.

Il y a d’abord cette prise de champ remarquable sur « Spark », décidément le pilier de l’album, mais c’est surtout sur les morceaux centraux que Strøm impressionne. Sur le fort justement nommé « Ignition », il est le détonateur. Lentement, avec une grâce presque incongrue, l’archet sort des abysses avec précaution, à peine soutenu par les balais de Nilssen. Le jeu est ample, puis se concentre à mesure que la batterie s’impose et que la contrebasse s’enfonce de nouveau pour laisser place à une trompette qui arrive en tapinois. Puis la machine repart, sans mollir, lorsque Amado reprend le dessus et fait de nouveau parler sa vitesse. C’est une magnifique rencontre entre deux places fortes de nos musiques que cet album qui fera date et consacre, si cela était nécessaire, Rodrigo Amado comme un personnage central de la scène européenne.

par Franpi Barriaux // Publié le 24 juillet 2022
P.-S. :