Scènes

Festa do jazz, une fade édition

Le festival de jazz de Lisbonne s’est tenu dans une étrange intimité et avec des contrastes forts entre les propositions musicales.


© Matilde Fieschi

Lisbonne s’étire en ronde-bosse le long du Tage en direction de l’Océan atlantique. Un peu avant l’embouchure, la tour de Belém en garde le passage. Majestueuse et touristique, la tour, tout comme le monastère des Hiéronymites, attirent de nombreux touristes. Ils viennent en empruntant le petit tram typique, jusqu’à ce quartier excentré où se trouve également – tout le monde le dit – la pâtisserie qui vend les meilleurs pasteis de nata du Portugal. La queue qui s’allonge devant le magasin en témoigne. Mais tous ces gens ne viennent pas pour le festival Festa Do Jazz, qui fête pourtant ses 20 ans à deux pas de là.

Non, c’est plutôt en toute discrétion que se déroule ce festival de jazz, dans les salles du centre culturel de Belém et au Musée national des carrosses, par exemple. C’est ce qui frappe en premier, les salles souvent vides. Parfois, il y a beaucoup de monde, puis tout d’un coup la foule se réduit à peau de chagrin. Apparemment, beaucoup de personnes et de musicien.ne.s de la scène lisboète étaient absent.e.s du festival. Autant il arrive qu’un concert de musique improvisée ne fasse pas salle comble, autant les festivals européens ont plutôt tendance à se remplir, surtout après vingt ans d’existence ininterrompue.

Nazaré da Silva et João Almeida © Andre Dias Nobre

Quant à la musique, on relevait de fortes disparités entre les propositions.
Le premier soir, un concert d’ouverture dans la grande salle du CCB regroupe le percussionniste Trilok Gurtu et des musiciens portugais. Parmi eux, Carlos Martins, saxophoniste mais aussi programmateur du festival, ce qui n’est pas courant.
Le lendemain, une série de concerts se déroule dans le petit auditorium et on peut y faire quelques découvertes intéressantes. Le quintet de la chanteuse Nazaré da Silva propose une musique très douce et polyphonique, écrite (les partitions sont encore sur scène). Les beaux arrangements déclenchent quelque sentiment de nostalgie, la musique est assez éthérée dans l’ensemble. João Almeida à la trompette fait un travail remarquable, tout comme le contrebassiste Zé Almeida.

Hugo Carvalhais « Ascetica » © Andre Dias Nobre

Le groupe suivant marquera le public de la journée. Il s’agit du sextet Ascetica du contrebassiste et compositeur Hugo Carvalhais. Un amas de couleurs, avec deux orgues Hammond et synthés (Fernando Rodrigues et Gabriel Pinto), Fabio Almeida au sax ténor et flûte, le batteur Mário Costa toujours aussi inventif et concentré et surtout l’incroyable saxophoniste et clarinettiste letton Liudas Mockunas qui a fait forte impression avec ses interventions brûlantes. Les ambiances du concert changent vite et souvent, les arrangements s’organisent en fonction des modulations du groupe, par deux, trois ou quatre musiciens.
On file au Musée national des carrosses pour le trio Dell-Lillinger-Westergaard. C’est dans la longue salle minérale où s’ébrouaient les chevaux après l’effort – le picadeiro – que se tient le concert. Les musiciens choisissent de jouer au sol, au plus près du public épars, pour tenter d’atténuer les effets désastreux que produit sur le son la pierre omniprésente.

Christian Lillinger, Christopher Dell, Jonas Westergaard © Patricia Silva

Cela permet une meilleure réception de leur intense et précise exploration des changements et superpositions rythmiques, offrant une vue fascinante sur les micro-structures de leur musique très métallique et scintillante. On assiste néanmoins à une performance ramassée, d’un seul trait, que les musiciens intensifient jusqu’à la sudation. La question se pose toutefois de savoir pourquoi ce groupe est présenté à cet endroit. Il en ressort que ce choix répond au souhait du co-programmateur du festival, le batteur de renommée internationale Pedro Melo Alves (membre de Rite of The Trio), qui n’a pas pu se rendre à ce concert ni aux autres d’ailleurs.

En retournant au CCB, on assiste à un duo burlesque voix-piano dont on se demande ce qu’il vient faire là. Première énigme. Ce duo burlesque est composé de Salvador Sobral, vainqueur du concours Eurovision de la chanson 2017 au Portugal et du célèbre pianiste de jazz espagnol Marco Mezquida. Ni drôle, ni bon.

On a longtemps et patiemment attendu quelque chose qui n’est finalement jamais arrivé

Puis, seconde énigme du soir, le concert du sextet entièrement féminin Lantana.
Lantana est un groupe de six musiciennes très en vue de la scène portugaise, une sorte de groupe All Star comme le groupe scandinave Shamania de la percussionniste Marilyn Mazur. Lantana c’est Anna Piosik (tr), Joana Guerra (vcl), Maria do Mar (vln), Maria Radich (voc), Helena Espvall (vcl), Carla Santana (elect.). Constitué de musiciennes compétentes et expérimentées et disposant d’une instrumentation offrant de grandes possibilités, l’identité musicale du groupe semblait bloquée dans une approche du type « tout est possible ensemble ». On a longtemps et patiemment attendu quelque chose qui n’est finalement jamais arrivé. Décevant. On assiste à une parfaite exécution scolaire d’un concert de musique improvisée. Tout est fait dans les règles, les sonorités grattent un peu, les musiciennes – alignées sur un seul front – se renvoient l’initiative des interventions, interagissent, on s’y croirait. Cela pose la question des raisons qui ont conduit à la formation de ce groupe. Est-ce que le groupe a été créé au nom de la parité (après un récent débat à ce sujet concernant la scène portugaise) ? La proclamation du groupe comme groupe de l’année entre-t-elle dans ce cadre ? Et que dire du fait que le groupe a été choisi comme groupe de l’année dans le sondage des critiques de 2022 d’El Intruso ?

Le dernier jour a débuté avec une toute jeune troupe (cinq musicien.ne.s, trois rappeurs et un poète de spoken word) qui s’est révélée un peu trop légère en termes de feu et d’énergie. Tout était bien agencé et changeant, mais trop lisse et sage pour vous faire tomber de votre chaise. Le groupe a été suivi par la chanteuse Joana Raquel et le pianiste Miguel Meirinhos « Ninhos », soutenus par l’expatrié argentin Demian Cabaud de Porto à la basse et par João Cardita à la batterie. Le groupe a proposé une musique lyrique bien rodée et fluide, d’une saveur toute particulière. Puis nouveau changement de lieu pour assister au concert de Sofia Sá (voc), Clara Lacerda (p) et Raquel Reis (cello), un trio féminin à la personnalité et à l’identité musicales bien définies. Elles se sont produites sur le podium de la salle du Musée des carrosses, à l’acoustique problématique : certaines parties fortes étaient audibles tandis que d’autres étaient absorbées par la salle. Le trio s’est battu contre cette situation et a offert une prestation prometteuse.

Perseli © Matilde Fieschi

Au CCB a eu lieu la remise des prix des Rencontres nationales des écoles de jazz dans différentes catégories, entrecoupée de deux concerts : le trio Perselí d’Amsterdam et le groupe international Marques/Cabaud.
Le trio Perselí, composé de la vocaliste-bassiste Fuensanta Méndez, d’origine mexicaine, du trompettiste Alistair Payne, d’origine écossaise et du saxophoniste José Soares, d’origine portugaise, est un représentant de la nouvelle scène internationale d’Amsterdam, en plein essor et florissante. Il rayonne également au Portugal grâce à José Soares, musicien apprécié et très demandé. L’ingrédient principal de Perselí, ce sont les chansons mexicaines chantées et jouées de manière très flamboyante, propre au groupe et à Fuensanta elle-même. Il ne s’agit pas d’un groupe avec deux cuivres accompagnant une chanteuse. C’est une voix unifiée qui se déploie, s’enflamme, pulse, glisse, martèle, hurle et se lamente avec passion. Tout vient de l’intérieur de ce creuset et reste toujours dans la lumière brillante de la voix de Fuensanta et de sa présence sur scène, avec sa contrebasse. Ces musicien.ne.s utilisent toutes les techniques étendues qui donnent à leurs chansons un nouvel élan.
Le groupe international, composé du trompettiste Gonçalo Marques et du bassiste Demian Cabaud avec le jeune prodige belge Bram de Looze au piano et l’Étasunien Jeff Williams à la batterie, a opéré dans un mode différent, plus discursif, avec de nombreuses orientations musicales sophistiquées. Un nouvel exemple des connexions internationales entre les musiciens du Portugal et du reste du monde.