Chronique

Rusconi

Revolution

Stefan Rusconi (p, effets), Fabian Gisler (b, voc, effets), Claudio Strüby (dms, voc).

Label / Distribution : Bee Jazz

Il faudra bien un jour ou l’autre se débarrasser des clichés sur la Suisse. Ce pays est peut-être le paradis des banques, il n’empêche que, depuis quelque temps, on peut y déguster de savoureuses galettes. Si le jazz helvète dans son expression la plus libertaire trouve en Samuel Blaser un tromboniste porte-parole exigeant, des formations aux confins du rock et du jazz pointent, ces dernières années le bout de leurs instruments. Ainsi en va-t-il de l’hypnotique trio Plaistow, dont les récents albums, captivants, ont été salués comme il se doit par Citizen Jazz.

Voici venir Rusconi, un autre trio portant nom de son pianiste, dont le cinquième album a pour nom Revolution [1]. Adeptes de Sonic Youth groupe auquel ils ont consacré It’s A Sonic Life en 2010, ces trentenaires transcourants qui aiment le rock pour sa possible dimension expérimentale ne sont pas sans évoquer leurs compatriotes cités plus haut (en particulier celui de l’album Jack Bambi) par leur manière de retenir l’attention via des motifs presque minimalistes et leurs mélodies qui reposent souvent sur quelques notes répétées, entêtantes, créant une dramaturgie syncopée à forte teneur hypnotique. En cela, ils sont peut-être aussi les enfants naturels de The Bad Plus ou E.S.T., qui ont ouvert la voie à ces fusions parfois regardées de haut par les gardiens du temple jazz.

Mais Rusconi est à considérer également comme une petite entreprise qui ne se limite pas à la musique mais accorde aussi beaucoup d’importance à l’image, en réalisant des vidéos dont l’esthétique surréaliste voile la musique d’une cocasserie énigmatique, reflet glacé de notre monde un peu absurde. L’album en propose deux irrésistibles qui montrent un entrepôt déjanté et un centre commercial frénétique, un peu comme dans un film de Jacques Tati où Monsieur Hulot aurait reçu une trop forte dose d’électricité. Rusconi se veut une œuvre d’art complète, dont acte.

Revolution se compose de neuf titres dont sept enregistrés en studio (en fait, une grande salle que le groupe avait réservée) à Bâle, et de deux témoignages live captés à Bielefeld et Duisbourg - là encore, des reprises de Sonic Youth. Le tout est d’une fraîcheur qui a de quoi séduire d’emblée (et va sûrement faire grincer quelques dents) : thèmes accrocheurs, au point de vous hanter un bon moment (« Tempelhof » et ses notes de piano sifflées, un hit single en puissance, ou la reprise de « Hits Of Sunshine »), voix surgies de nulle part, presque féminines, climats éthérés évoquant l’esthétique de Robert Wyatt (« Kaonashi »), espaces inquiets (« False Awakening »), le tout agrémenté d’effets sonores et d’échos joyeux qui témoignent de la belle complicité qui lie Stefan Rusconi, Fabian Gisler et Claudio Strüby. Avec, ici et là, une pointe d’humour, telle cette évocation fugitive du « Billie Jean » de Michael Jackson à la fin de « Hits Of Sunshine ».

On retiendra aussi – et surtout ? – dix minutes enchanteresses, celles d’« Alice In The Sky », dont le mystère légèrement brumeux doit beaucoup à la présence d’un immense musicien, le guitariste Fred Frith. Dix minutes pendant lesquelles on retient son souffle tant la musique se pare de couleurs splendides et presque inquiétantes : la guitare déploie ses stridences et ses sinuosités sur un bref motif de piano préparé, et on scrute à l’arrière plan l’intrusion d’effets perturbateurs. Du grand art, qui justifie à lui-seul qu’on s’arrête un bon moment sur cette Revolution. Rusconi séduit à la fois par sa fausse décontraction (qui est en réalité l’apparence souriante d’un travail minutieux) et son besoin d’inventer un monde à lui, une sorte de pop jazz mutin qui s’abreuve à un réservoir d’énergie intranquille qu’il n’est pas près d’épuiser. Une des très belles surprises de l’année 2012.

par Denis Desassis // Publié le 17 décembre 2012

[1Les précédents s’intitulaient Scenes & Sceneries (2004), Stop & Go (2006), One Up Down Left Right (2008), It’s A Sonic Life (2010.