Portrait

Susie Ibarra tambourine son militantisme

Avec deux albums à des années-lumière l’un de l’autre, la batteuse d’origine philippine continue d’échapper à toute catégorisation.


Susie Ibarra @ Tony Cenicola

Égérie de la scène Downtown à New York, la percussionniste Susie Ibarra a pris quelque peu ses distances avec cette forme de jazz. Depuis une bonne douzaine d’années, elle élargit son champ d’action en explorant l’improvisation dans d’autres styles musicaux, joue sa propre musique, fréquente d’autres musiciens et s’investit dans l’audio-naturalisme qui exige beaucoup de recherches et donc de temps.

Susie Ibarra s’est illustrée en 2021 avec la sortie de deux enregistrements qui mettent en relief la diversité de ses actuels terrains de prédilection. Le premier s’intitule Walking on Water (Innova Recordings). Il combine son intérêt pour l’audio-naturalisme et pour les arts visuels. « Mon travail d’audio-naturaliste remonte à la période où j’ai commencé à passer l’hiver aux Philippines », déclare-t-elle. Les compositions sont inspirées par des œuvres de l’artiste japonais Makoto Fujimura, qu’il a peintes en réaction au tremblement de terre et au tsunami qui a dévasté une partie du Japon en mars 2011 et qui peuvent également être interprétées comme une élégie aux victimes de la crise climatique. Ibarra appelle ces pièces des « spirituals environnementaux » qui, dans ce cas précis, peuvent incorporer ses recherches entreprises dans l’Himalaya aux côtés de la glaciologue Michelle Koppes. « Les rythmes aquatiques dans les glaciers font que l’eau se prête à la musique électronique, affirme Susie Ibarra. Les sons naturels peuvent passer pour des sons électroniques et il serait difficile de les différencier durant un test en aveugle.  » Les interventions de Yuka Honda, qui se fondent parfaitement avec les sons captés par la batteuse en montagne, en sont une parfaite illustration.

Susie Ibarra @ Tony Cenicola

Walking on Water met en scène un sextet éclectique. Trois musiciens viennent de la musique classique/contemporaine : la violoniste Jennifer Choi, le violoncelliste Yves Dharamraj et le guitariste/organiste Jake Landau. Viennent s’ajouter la musicienne rock Yuka Honda, principalement connue pour son association avec le groupe Cibo Matto, et la chanteuse de jazz chilienne Claudia Acuña. « Je cherchais à mêler les percussions, les cordes et la voix, explique Ibarra. Pour Claudia, par exemple, cet univers était très inhabituel et je lui suis reconnaissante d’avoir accepté le challenge. » La réalisation n’est pas une sinécure car Ibarra avait compté sans la COVID-19. L’album est en effet enregistré au pic de la pandémie et les musiciens doivent travailler dans cinq studios différents, la batteuse supervisant chaque séance via Zoom.

La formation, baptisée Dreamtime Ensemble, porte bien son nom et surprendra les amateurs de musique qui connaissent la batteuse pour ses incursions dans le free jazz, notamment au sein de In Order To Survive du contrebassiste William Parker ou du trio Mephista avec la pianiste Sylvie Courvoisier et la spécialiste de l’électronique Ikue Mori. Point de dissonance au rendez-vous, mais une atmosphère onirique et poétique au service d’une musique de toute beauté.

Autre disque passionnant paru en 2021, Talking Gong (New Focus Recordings) voit Ibarra en trio avec la flûtiste Claire Chase et le pianiste Alex Peh – tous deux venant de la musique contemporaine. Il s’inscrit encore une fois dans la démarche de la batteuse. « Je me penche sur la composition et l’improvisation à travers le prisme de styles différents mais en restant une batteuse, une percussionniste, avec une approche toujours très centrée sur le rythme », dit-elle. À la différence de Walking on Water, Talking Gong est enregistré durant une accalmie de la pandémie, dans un théâtre assez spacieux pour permettre la distanciation physique. Sa conception est organique. À l’origine, la batteuse reçoit une commande pour une seule composition – celle qui finira par donner son titre à cet enregistrement. Mais la relation entre les musiciens est si bonne qu’elle décide d’aller plus loin et d’écrire des compositions pour trio, duo et solo. « À mesure que nous jouions, de manière inattendue, nous sommes devenus un groupe, ce qui est la plus belle chose qui puisse arriver, affirme Ibarra. Leur musicalité et leur virtuosité font que c’est un réel plaisir de jouer et d’improviser avec eux – ils ont un vocabulaire très étendu. C’est un groupe génial. »