Tribune

Swinging Beirut and jazz ambassadors

Le Liban au temps des « Jazz Ambassadors » et du festival de Baalbek


Le jazz, pendant la guerre froide, a contribué à la fois à donner des États-Unis une image d’ouverture et de modernité et à faire entendre la voix des Noirs, à une époque où leurs droits civiques continuaient d’être bafoués. Le gouvernement américain, mesurant le bénéfice qu’il pouvait en tirer, organisait alors, pour les vedettes de jazz, des tournées dans le monde entier ; les « jazz ambassadors » ont ainsi sillonné tous les continents dès le milieu du siècle dernier et jusqu’à la fin des années soixante-dix. L’article qui suit revient sur cet aspect de la diplomatie américaine, en prenant l’exemple du Liban qui, grâce à sa situation géographique stratégique, reliant l’est à l’ouest, était un passage obligé pour nombre de ces ambassadeurs.

L’idée d’un élu de Harlem

« Le fameux jazz américain », « succès foudroyant », « surboum de la saison », c’est en ces termes que les journaux libanais, en avril 1956, faisaient la publicité des concerts du trompettiste Dizzy Gillespie qui était, pendant dix semaines, en tournée mondiale et devait jouer dans plusieurs villes d’Asie, dont Damas, Alep et Beyrouth où étaient programmés un dîner dansant à l’hôtel Le Bristol - sous le patronage du président de la république Camille Chamoun - et deux concerts au cinéma Dunia.

L’imprésario local, Dimitri Carpassity, craignait de ne pouvoir remplir cette salle de 1500 places, mais ces craintes s’avérèrent infondées : Gillespie joua son programme (qui allait du swing au bebop) devant un public nombreux et déchaîné ; un troisième concert fut même ajouté. Le New York Times écrivit qu’on pouvait bien s’attendre à ce succès, vu que « les disques de jazz se vendent bien à Beyrouth, mais l’accueil qu’a reçu l’orchestre a dépassé les espérances ».
Celui-ci, formé à la hâte avant le début du voyage, était composé de vingt-deux musiciens hétéroclites, parmi lesquels le batteur Charlie Persip, le saxophoniste Billy Mitchell, la tromboniste Melba Liston, le saxophoniste Phil Woods et un certain Quincy Jones qui jouait de la trompette et fut très applaudi, comme le rapporte la presse, lorsque Dizzy le désignait pour des solos. Une vocaliste - Dottie Salter - complétait l’ensemble. Cet orchestre, par ailleurs, correspondait à l’image de mixité raciale voulue par le département d’État américain qui finançait la tournée, dont l’idée, à l’origine, était d’un élu de Harlem, Adam Clayton Powell Jr.

Les États-Unis voulaient promouvoir la culture américaine et suivaient de près les réactions des publics étrangers à ces manifestations

Une arme diplomatique

À l’automne 1956, le Sénat, entendant assurer un financement constant à ce genre d’ambassades culturelles, vota le Cultural Exchange Act. Les États-Unis, qui cherchaient à contrer l’influence russe dans tous les domaines, voulaient promouvoir la culture américaine dans le monde et suivaient de près les réactions des publics étrangers à ces manifestations ; en témoigne une dépêche envoyée au département d’État par l’ambassade américaine à Beyrouth, qui commente les concerts de Gillespie en disant qu’ils ont permis d’attirer l’attention d’un nouveau public sur les activités de l’ambassade, que l’orchestre majoritairement composé de « Nègres » permettait de souligner l’esprit d’ouverture des États-Unis et enfin, qu’il a été bien souligné, à l’occasion, que cette musique était américaine dans le fond et dans la forme [1].

Le succès de la tournée de Gillespie poussa le gouvernement américain à renouveler l’expérience en 1958 avec le pianiste Dave Brubeck, qui fut chargé d’une tournée dans la région mais ne s’arrêta pas au Liban, qui vivait, au printemps de cette année-là, un épisode révolutionnaire sanglant.

Armstrong sera officiellement banni du Liban ayant prévu, pendant sa tournée, de se rendre en Israël

En avril 1959, les aficionados libanais, qui avaient désormais leur « Jazz Club », eurent l’occasion d’accueillir au Palais de l’UNESCO Louis Armstrong et son All-Stars, orchestre composé de six musiciens (le tromboniste Trummy Young, le clarinettiste « Peanuts » Hucko, le pianiste Billy Kyle…), qu’accompagnait la chanteuse Velma Middleton.

Affiche du concert de Louis Armstrong au Liban (archives.gov)

D’après le livret-souvenir, le programme de la soirée comprenait 17 titres parmi lesquels : « All of Me », « High Society », « Beale Street Blues », « Faithful Hussar », « Dear Old Southland », « Mack the Knife ». Ces six concerts étaient organisés par l’homme d’affaires libanais Georges Rebeiz et faisaient partie d’une tournée mondiale non officielle, Armstrong refusant, après les incidents racistes de Little Rock en 1957, de s’engager pour le compte de l’État (cette position évoluera et il acceptera de le faire pour une tournée en Afrique en 1960). Cependant, une autre affaire épineuse le rattrapera à Beyrouth : il sera en effet officiellement banni du Liban juste après ses concerts à l’UNESCO, ayant prévu, pendant cette même tournée, de se rendre en Israël.

La musique des « jeunes progressistes »

En 1963, c’est Duke Ellington qui devint le nouveau « jazz ambassador ». Sa tournée comprenait entre autres le Liban, la Syrie, l’Irak, la Jordanie, l’Afghanistan, le Pakistan ; un long voyage qui fut mouvementé et que l’assassinat du président Kennedy, le 22 novembre, arrêta prématurément. Venant de Bagdad, où un coup d’État avait éclaté pendant qu’il y séjournait, Ellington arriva au Liban le 15 novembre accompagné de son orchestre d’une quinzaine de musiciens (dont les saxophonistes Johnny Hodges et Harry Carney), de son bras droit le compositeur Billy Strayhorn, et de sa compagne Fernanda de Castro Monte, alias « The Contessa ».

le sanctuaire de Notre-Dame du Liban inspira au Duke « Mount Harissa »

Les quatre concerts avaient lieu au Casino du Liban à Maameltein, une localité au bord de la mer, à un quart d’heure de la capitale, sur le chemin de laquelle se trouve le sanctuaire de Notre-Dame du Liban qui inspira au Duke « Mount Harissa ».
Dans le livret-souvenir des concerts, on trouve, non pas un programme bien arrêté, mais une liste d’une soixantaine de titres, parmi lesquels Ellington choisissait le répertoire de chaque soirée, préférant la spontanéité et voulant ménager un effet de surprise.

Détails du concert du Duke Ellington Orchestra au Liban

Thomas Simons, un agent du département d’État mandaté pour accompagner l’orchestre pendant son voyage, écrivit dans un de ses rapports : « Le public, des plus enthousiastes, remplissait entièrement la magnifique salle du Théâtre du Liban. La majorité était composée de non-Américains et d’étudiants qui ont profité de tarifs réduits. À la soirée d’ouverture, le premier ministre et plusieurs dignitaires libanais et étrangers étaient présents. Ellington touche un public jeune, moderne, progressiste, d’où l’importance de ces concerts […]. Au vue du nombre d’étudiants libanais et étrangers à Beyrouth, toute manifestation culturelle de ce genre devrait à l’avenir y être présentée  ». Simons ajoute qu’Ellington fit de bon cœur une « guest appearance » à une soirée de charité non prévue au programme et donna une conférence à l’American Community School. Fait assez rare pour être noté, il existe cet enregistrement vidéo d’un concert de cette tournée, qui serait, selon des sources concordantes, un de ceux donnés au Liban.

Une star méconnue

Une des raisons du succès de ces tournées et de la de familiarité du public non-américain avec ce genre de musique, était l’émission Music USA, produite et présentée par Willis Conover, grand connaisseur de jazz et intime de ses vedettes. Cette émission radiophonique très populaire était enregistrée à Washington et diffusée, à partir de 1955 et pendant des décennies, à raison d’une heure par jour, sur les différentes antennes mondiales de Voice Of America, dont Sawt America au Liban et dans les pays arabes.
Voice of America était contrôlée par le gouvernement américain mais initialement interdite de diffusion aux États-Unis puisque considérée comme un instrument de propagande. Peu connu dans son propre pays, mais mondialement célèbre à l’époque, surtout à l’est du rideau de fer, Willis Conover a, lui aussi, eu droit à des tournées, pendant lesquelles il rencontrait ses fans clubs baptisés Friends of Music USA. En 1960, il fit une visite au Proche et au Moyen-Orient, avec une halte remarquée à Beyrouth, où il proposa à la chanteuse libanaise la plus populaire, Fairuz, de chanter, en anglais, quelques classiques américains ; Conover lui apportait des bandes sur lesquelles était déjà enregistrée la musique des chansons, elle n’avait qu’à y apposer sa voix. Selon la presse américaine et la biographie de Conover, Fairuz - qui dut apprendre phonétiquement les paroles, n’étant pas anglophone – enregistra quatre titres : « Near You », « Fools Rush In », « Day In Day Out », « It’s a Sin to Tell a Lie ».
« C’était un joli coup », dit Conover de ces enregistrements qui ont, en principe, été diffusés pendant une des émissions de Music USA et attendent aujourd’hui d’être exhumés.

Un souvenir de Baalbek

Si pendant les années soixante Beyrouth continua d’accueillir des jazzmen (comme le pianiste Randy Weston en avril 1967), le festival de Baalbek, le plus prestigieux et renommé du Liban et de la région, restait, lui, fermé à cette musique. Le vent tourna enfin en 1971 et Salwa es-Saïd, présidente du comité du festival, ayant succédé deux ans plus tôt à Aimée Kettaneh, déclara que dorénavant, Baalbek vivrait avec son temps.

au milieu de l’antique acropole, la soirée commença par « Yesterdays »

Place donc au renouveau ; Ella Fitzgerald fut invitée et donna un concert devant un public en délire. En 1972, l’imprésario Norman Granz organisa pour le festival deux soirées où se produisirent entre autres : Ella Fitzgerald, Oscar Peterson, Dizzy Gillespie et Roy Eldridge, en 1973 ce fut au tour de Miles Davis et en 1974 de Charles Mingus.

Affiche du Baalbeck International Festival 1973

De tous les concerts - classiques et jazz confondus - du festival de Baalbek d’avant la guerre libanaise de 1975, aucun enregistrement n’avait été commercialisé. Ce n’est qu’en 2002 que la maison de disques américaine Pablo publia un CD du concert d’Oscar Peterson, concert qui n’était en réalité que la première partie de celui d’Ella Fitzgerald avec le Tommy Flanagan Trio [2].

Le critique Ernie Rideout du magazine Keyboard, note, dans le livret du CD, que le piano du concert de Baalbek était bien loin de la qualité à laquelle le pianiste canadien était habitué - le programme-souvenir du festival de 1972 précise que c’est un modèle Yamaha - cependant, continue le critique, Peterson choisissait toujours son répertoire en fonction de l’instrument disponible afin d’apprivoiser ce dernier et en tirer le meilleur parti. Et, au milieu de l’antique acropole, sur les marches du temple de Jupiter, la soirée commença par « Yesterdays ».

par Ahmad Chamseddine // Publié le 24 mai 2020
P.-S. :

Remerciements à David Palmquist pour les détails des concerts de Duke Ellington.

[1Le texte de la dépêche diplomatique américaine de 1956 est tiré du recueil des audiences du département d’État devant le Sénat en 1957.

[2Le CD « Solo » de Peterson contient, outre les titres enregistrés à Baalbek, d’autres enregistrés à Amsterdam.