Chronique

Tante Yvonne

Tante Yvonne

Cédric Trevel (tu, tb), Yann Letort (ts), François Rondel (as, cl), Jean-Baptiste Perez (ss, fl), Manu Piquery (Rhodes, p), Nicolas Talbot (b), Rémy Garçon (bs, fl), Samuel Belhomme (tp, bugle), Simon Deslandes (tp, bugle), Théo Hismahier (dms, vib).

Label / Distribution : Le Petit Label

Le Petit Label caennais ressemble chaque jour un peu plus à un grenier aux trésors où il fait bon musarder en quête de pépites et raretés, qui n’en sont pas seulement en raison de la faible quantité de disques produite (en règle générale, une centaine d’exemplaires numérotés) et de leur conditionnement cartonné - une plus-value conférant à l’objet une vraie valeur -, mais aussi parce que la musique y est le reflet d’une liberté tout à fait réjouissante. Et ça, ça n’a pas de prix !

Prenez par exemple la dizaine de musiciens – un dixtuor donc – réunis sous l’appellation Tante Yvonne. Créée à l’initiative du Collectif Jazz de Basse Normandie sur invitation du festival Jazz sous les Pommiers en 2012, cette formation originale porte un nom qui est à lui seul une interpellation. Drôle d’idée en effet que d’affubler le groupe d’un tel prénom, d’autant qu’à observer la pochette, la dite tante semble plus proche d’une certaine Tatie Danielle que de la mamie gâteau… Première indication laissant subodorer un petit théâtre des opérations musicales pas comme les autres, impression renforcée par des titres qui semblent tout droit sortis d’un album du groupe Ange et son rock progressif rural et rabelaisien : « Le delirium de René », « Le Digeo à Tonton », « Cousin Machin » ou bien encore « C’est mort », suivi de « Ça revit » et de « C’est vivant ». Et même lorsqu’il est question de « Supernovas », la référence à l’espace ne relève pas de l’évidence. Pas de doute, on a affaire à une joyeuse bande de taquins créatifs… mais dès que ce curieux aréopage se met en musique, l’affaire devient plus sérieuse. Avec ses sept soufflants propulsés par un trio piano – contrebasse – batterie, Tante Yvonne a de faux airs de fanfare pétulante et libertaire comme on aimerait en voir déambuler plus souvent dans nos rues !

Tuba, trombone, trompettes et saxophones sont à la fête d’un jazz très élaboré aux inclinations volontiers free, bruitiste s’il le faut, mais qui s’appuie toujours sur une trame multicolore tissée par l’ensemble de l’équipe : les arrangements, d’une grande exigence formelle, sont un délice d’inventivité, les scénarios élaborés sont tortueux, et bien malin qui pourra deviner le chemin qu’empruntera chacune des compositions sous les coups de boutoir des improvisations. A peine un thème est-il esquissé qu’un instrument vient jouer à chamboule-tout et semer une zizanie bienvenue : le tuba cherche le grave plus que grave, la contrebasse fait grincer une porte, les saxophones et les trompettes n’aiment rien tant que de déambuler dans un apparent fatras de textures entrecroisées, le piano ou le vibraphone se font rêveurs, les uns et les autres s’interpellent comme dans un repas un peu trop arrosé ou, au contraire, content une histoire solitaire qui peut s’avérer douloureuse… Une histoire de vie, en quelque sorte. Et c’est au moment où ces promeneurs paraissent perdus dans leurs divagations que sonne l’heure du rassemblement, pour un chant à plusieurs voix. Histoire de rappeler qu’on a beau avoir l’esprit facétieux, voire bagarreur, on n’en a pas moins du souffle, un cœur gros comme ça et l’esprit de famille.

Il y a chez Tante Yvonne un petit quelque chose de joyeusement bancal, d’un peu incertain qui procure un frisson de plaisir, comme s’il était plus intéressant de regarder derrière la porte, ou à travers le trou de la serrure, que de contempler béatement un paysage trop bucolique devant lequel on finit par s’ennuyer. L’inconnu et la surprise étant à nos pieds, pourquoi chercher plus loin, alors qu’il suffit d’une pointe d’imagination acidulée pour enclencher une machine à fabriquer cette poésie un brin déjantée qui éclot dans la jubilation collective ?

C’est un peu tout cela, Tante Yvonne, l’expression du fourmillement de dix imaginaires mis en scène et en couleurs par des explorateurs en verve. Ils font tout pour attirer l’attention des curieux que nous devrions rester, et y parviennent sans difficulté.