Scènes

A cordes et à cris

Henry Grimes et Patty Waters en concert aux 7 Lézards (Paris) le 7 mars 2006.


Paris. Les 7 Lézards. Mardi 7 mars 2006. 22h.

Patty Waters : chant
Henry Grimes : contrebasse

Henry Grimes joue sans micro. Il n’en a nul besoin. La puissance du son est là. Le boisé. La profondeur. L’imagination. Bref, il est aussi grand que dans ses albums des années 1960 avec Sonny Rollins, Don Cherry, Albert Ayler ou Pharoah Sanders. Alors qu’il n’a pas touché une contrebasse de 1968 à 2002 ! A l’écouter, on comprend tout de suite d’où vient le son de William Parker. Pas étonnant que ce dernier, justement, lui ait offert une contrebasse pour lui permettre de revenir sur la scène musicale. Un juste hommage au Maître. On retrouve aussi le son de Jimmy Garrison ou celui de Mingus - dont on disait qu’il faisait sonner sa contrebasse comme les grandes orgues d’une cathédrale. Le long solo liminaire d’Henry Grimes rappelle celui de J. Garrison sur « Impressions » à Antibes le 26 juillet 1965. Mais, à l’archet, Henry Grimes sonne de façon beaucoup plus agressive et torturée que Garrison, alors que son visage respire le calme et la sagesse.

La flamme du free fazz ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas ! La salle est loin d’être pleine. Malheur aux absents. En costume cravate, coiffé d’un serre-tête en éponge de tennisman, affublé d’un badge grand comme une soucoupe avec une photo sur le côté droit, il a un sacré look, le gaillard.

H. Grimes © H. Collon/Vues sur Scènes

Après 15 mn d’un énorme solo de contrebasse, Patty Waters chantonne doucement au rythme de l’archet. C’est magique et émouvant. Il a l’air si fort et elle si fragile ! Elle chante « I’m So Lonesome I Could Cry » et on la croit. Dans la salle, quelques musiciens français venus écouter les géants américains : Sophia Domancich (qui jouait en première partie de soirée), Simon Goubert, Alain Jean-Marie. Le morceau dure, s’étire et petit à petit, la salle est envoûtée par cette voix qui ondule, se brise comme des vagues sur la grève, portée par le rythme de la contrebasse.

Ici, les mots ne comptent pas pour leur sens, mais pour leur son. « Love » répété des dizaines de fois devient une incantation, une supplique. « Les chants désespérés sont les chants les plus beaux et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots » écrivait Alfred de Musset. C’est exactement ce qui se passe ce soir. En répétant le même mot en variant les intonations, Waters permet à Grimes d’improviser. C’est elle qui l’accompagne et non plus l’inverse. Elle termine ce morceau de 30 mn par « I Love Paris » et un gracieux sourire qui achève d’enchanter la salle.

P. Waters © H. Collon/Vues sur Scènes

Après la pause, Henry Grimes se lance dans un nouveau solo d’introduction. Patty Waters semble intimidée et émerveillée. Grimes est beaucoup plus énervé à l’archet qu’en pizzicati - il s’apaise dès qu’il joue aux doigts. « Strange Fruit » de Billie Holiday chanté par une Blanche… C’est étrange. Une ballade hallucinante. Waters énonce bien les paroles mais on ne saurait dire que Grimes joue la mélodie tant il la triture, la hache, la relance. Patty Waters ne scatte pas mais répète les mots, les étire, les prolonge. Bientôt c’est le « Lonely Woman » d’Ornette Coleman. Même pas le temps d’applaudir. Cette fois, elle lance et il l’accompagne. Ce n’est certes pas aussi parfait techniquement qu’Helen Merrill avec Ron Carter (séances avec Dick Katz) mais si touchant… Elle enchaîne avec le « Don’t Explain » de Billie Holiday, sur le fil du rasoir, comme si sa vie en dépendait. Sensation rare. Puis elle grogne, hurle sa douleur. Elle semble pleurer en chantant.

Patty sort de scène et laisse Lydia Domancich s’installer au piano. Alain Jean-Marie, en vrai gentilhomme, l’a laissée jouer la première. Après un bref aparté, Domancich et Grimes se lancent dans « Lonely Woman ». Simon Goubert, aux anges, prend des photos. On dirait que Sophia et Henry ont toujours joué ensemble tant la musique décolle. Chacun répond aux stimuli, aux impulsions de l’autre. C’est coordonné et impétueux en même temps.

S. Domancich/H. Grimes © H. Collon/Vues sur Scènes

Ce duo n’a pas été enregistré. Le sera t-il un jour ? Espérons du moins pouvoir l’entendre à nouveau devant un public plus nombreux mais aussi attentif que celui de ce soir-là aux 7 Lézards.