Scènes

American Jazz Festival, Sunside - 13è édition

Le Sunset et le Sunside, club « deux en un » à la réputation et à la programmation internationales, organisent chaque année son « American Jazz Festival. »


La qualité de cette 13è édition est remarquable. De fait, certaines formations proposées sont programmées dans les festivals estivaux de l’Hexagone.

Lors du Bose Blue Note Festival 2006, Citizen Jazz avait assisté au concert de Robert Glasper au New Morning. La réputation du musicien étant avérée mais un concert un peu décevant, Citizen Jazz souhaitait assister à ce nouveau concert dans l’espoir de s’en faire une autre idée…

Dans une salle plus petite, Vicente Archer, à la contrebasse, pourtant habitué aux grandes scènes avec Kenny Garrett, est nettement plus décontracté, plus souple dans son jeu. A la batterie, Damion Reid est moins démonstratif, peut-être plus discret, mais plus efficace. Avec un jeu en retrait, délicat, peu contrasté (comparé à ses sidemen), Glasper manque toujours d’éclat malgré des changements de tempi et des accélérations volontairement contenues par la rythmique. Fidèle à son esthétique, le trio ne donne pas dans la performance. Comme le groove, la mélodie est atténuée par le pianiste. La musique du leader et son jeu suivent le canevas d’une musique propre à son trio. Un peu à contre courant des habituels « power trios », Glasper est à la recherche de la sérénité et de la poésie. C’est par son style qu’on pénètre dans son œuvre. Un style patient, voire attentiste. Pour parvenir à ses fins, il emprunte des chemins inhabituels. Il chorusse via de longs discours en utilisant des harmonies similaires, qui prêtent une teinte personnelle mais monotone à l’ensemble, des colorations répétées à l‘infini sur une ou plusieurs figures rythmiques, parfois décalées (« Just in Case »), du pianiste. Ce traitement étonne mais se marie bien avec la rythmique du trio qu - en particulier le batteur - agrémente le jeu de Glasper de clins d’œil qui sont autant de de fioritures, et cette rythmique établit des circonvolutions musicales autour du pianiste. Après des reprises pop (Stevie Wonder, Radiohead), Glasper entre dans un cycle de soli lyriques qu’il n’avait pas proposés lors de son concert au New Morning. Dotés de quelques reflets à la Keith Jarrett parfois trop longs et sans grande intensité remarquable, ces soli s’enchaînent en faisant doucement voyager…

J. Spaulding © Collon/Vues sur Scènes

A bientôt soixante-dix ans, et toujours en grande forme, James Spaulding est l’altiste injustement oublié des Sixties. Ce « musicien des musiciens » débute dans les années cinquante avec Walter Perkins et Booker Little à Chicago, et enregistre près de dix œuvres de Sun Ra, dont l’indispensable Jazz in Silhouette. Par la suite, il rejoindra le quintet de Max Roach, puis celui de Freddie Hubbard, où il restera une dizaine d’années. Parallèlement, il fait partie de l’écurie Blue Note en tant que sideman des plus grands (Wayne Shorter, Lee Morgan, Grant Green, Horace Silver…). En 1987, David Murray fait appel à lui pour ses projets les plus fous (Octet, Big Band, World Saxophone Quartet).

Spaulding-Dever © Collon/Vues sur Scènes

Les amateurs de jazz ne s’y trompent pas : Spaulding joue tout et avec tout le monde. Son sax subtilement rocailleux détonne par ses élans à la fois modernes et originaux, pétillants et créateurs. Lors de ses deux concerts parisiens, il a montré combien sa musique s’exprimait dans l’éclectisme singulier de sa carrière. On savoure le son naturel et velouté de sa flûte traversière, et ses chorus de sax, véloces et sobres, s’intègrent parfaitement à un trio de musiciens qui jouent ensemble depuis cinq ans. Il conjugue son talent avec ceux d’un Mourad Benhammou débordant d’inspiration et d’un Raphaël Dever à l’attaque franche. Pierre Christophe le fougueux et James Spaulding le fonceur donnent à cette formation une coloration hardie et, dans une ambiance de feu, ce concert d’une remarquable musicalité - mêlant classe, audace et harmonie - a été enregistré par le label Futura et Marge pour un disque live (Down With It - Marge 37) dont la sortie est prévue en décembre 2006.

  • Billy Pierce Quintet- Sunside (Paris- - 25 juillet 2006
    Billy Pierce - ts
    Valery Ponomarev - tp
    Michael Santanastasio - p
    Sylvain Romano - cb
    Norbert Grisot - d
Pierce-Ponomarev © Collon/Vues sur Scènes

Très connu comme directeur artistique des Jazz Messengers d’Art Blakey de 1979 à 1982, Billy Pierce a aussi collaboré avec Stevie Wonder, Tony Williams, Max Roach ou Dizzy Gillespie, et a été le professeur de saxophonistes tels qu’Antonio Hart, Branford Marsalis, Jason Jackson… Son style se situe entre Coltrane et Joe Henderson, et on le retrouve ici avec son compagnon de route de longue date le trompettiste Valery Ponomarev. Le ton de ce concert est donné dès la première note : très belle tournerie Hard Bop, sax et trompettes puissants, unissons quasi parfaits, stupéfiants, entre les deux soufflants incisifs et inspirés (« Like Someone in Love », « Blues March »), et rythmique costaud dont le rôle est de leur offrir une autoroute en ligne droite.

B. Pierce © Collon/Vues sur Scènes

Au piano, le vieux briscard Santanastasio assure avec un gros jeu de main gauche. A la contrebasse, avec une attaque farouche et des chorus au discour intéressant, S. Romano surprend par sa musicalité. Le quintet revisite avec passion un répertoire déjà longuement exploré par Blakey, Roach et Golson, allant de « Whisper Now » à « Caravan ». Rien de très nouveau, mais le concert en vaut la chandelle tant l’harmonie entre Ponomarev et Pierce est exceptionnelle. Dynamiques et volontaires, les deux cuivres veulent se faire plaisir et enflammer le club : le répertoire est un concentré de thèmes vigoureux et pétillants pour un Hard Bop bien vivant. Leur caractéristique commune, sur leur instrument respectif : une sonorité puissante, tranchante, voire virile. Pierce est un digne représentant de la caste des meilleurs saxophonistes de cette génération.

Karl Jannuska © Collon/Vues sur Scènes

A Citizen Jazz, on aime bien Karl Jannuska (Interview). Ce batteur et compositeur a réuni un quintet franco-canadien pour une prestation concentrée, à l’esthétique moderne new-yorkaise. L’explosion d’énergie et le jazz enragé ne feront pas partie de sa prestation…
La musique est très écrite, avec un très bon niveau de composition, et demande beaucoup d’attention. Toutefois, il ne s’agit nullement de compositions techniques, complexes, rébarbatives. Ce qui demande de la concentration ici, c’est l’expression des musiciens, qui doivent trouver leur place dans l’océan de liberté créé par la structure des morceaux, et dont le discours ne saurait être cousu de fil blanc, la rythmique étant trop difficile à appréhender.

Les pièces sont structurées comme de petites suites à rebondissements… infimes, qui ne servent pas un jazz « hot » mais évoquent un ressort qui a perdu de sa dynamique. Ainsi, avec des couleurs jazz, latino, groove, et un saupoudrage funk sans être incisif, c’est l’apport de chaque soliste qui donne le ton des morceaux et c’est ce qui fait la richesse des compositions. Tel des échos, les chorusseurs s’expriment par figures empruntées aux uns et aux autres, puis détournées selon l’inspiration de chacun. Répétées, agrémentées de faux « stop and go », celles-ci assurent la motricité à la musique (« K-Day », « Mistery Lake », « Little Prayer »). Ici, pas de furie saxophonistique aux déluges de notes infinis ; le style posé de Zanot et Kadelstad fait inexorablement penser, dans l’ordre, aux styles d’Andrew Bishop et de David Binney. A la guitare, Pierre Perchaud rappelle, en moins inspiré mais avec la même esthétique, le guitariste new-yorkais Jonathan Kreisberg. Avec beaucoup d’humour et avec un accent canadien anglophone charmant, Jannuska précise à l’occasion l’origine de ses compositions, tirées de la culture canadienne (« Greased Pig Scramble »). Sans esbroufe, il les amène en restant fidèle à son univers et à son style assuré et appuyé. En fin de concert, la saxophoniste altiste Amy Gamlen rejoint le groupe et le gratifie de quelques voltiges impressionnantes évoquant une agréable sensation d’aquaplaning.

Moreaux-Perchaud-Jannuska © Collon/Vues sur Scènes
  • Rick Margitza Quartet- Sunside (Paris) - 28 juillet 2006
    Rick Margitza - ts
    Laurent Coq - p
    Sylvain Romano - cb
    Dré Pallemaerts - d

D’origine gitane et hongroise, l’américain Rick Margitza clôt le festival. Installé à Paris depuis trois ans, il a enregistré ou joué avec Miles Davis, McCoy Tyner, Bobby Hutcherson, Dave Douglas, Moutin Réunion… Le concert de cette formation solide et avide de jouer commence sur des thèmes simples et efficaces, avec une teinte de romantisme dans les compositions et chorus de Margitza. Pourtant, les interprétations sont riches en idées et en intensité grâce à une section piano/batterie qui ne ménage pas ses répons. On notera en particulier la composition « E. Jones », en hommage à Elvin.

Tout en conservant la même esthétique, le deuxième set s’avère différent dans le choix des compositions, interprétées comme une évolution progressive vers l’abstraction et l’intensité. En effet, avec le drumming de Dré Pallemaerts - jonesien à plusieurs titres -, Margitza délaisse son côté « fleur bleue » pour se lancer dans des sonorités légèrement criardes et rocailleuses, des intensités free et des chorus coltraniens très enchevêtrés dans le jeu de ses acolytes. Il faut dire que Laurent Coq réalise un travail remarquable de ténacité. Il réagit au quart de tour aux messages contenus dans les morceaux de Margitza - saxophoniste qu’on finit par avoir du mal à cerner - par un jeu suave et une ponctuation mélodique très inspirée.

Dré Pallemaerts joue sans fioritures ni volonté de démonstration, efficace et aéré. C’est d’ailleurs assez étrange vu l’intensité de son jeu, qui pourrait être étouffant pour les autres. Paradoxalement, grâce à sa magie insaisissable, la musique du groupe, au contraire, respire. Dans ses envolées de plus en plus Hard Bop, Margitza adopte - tout en conservant des chorus mélodieux - un jeu très posé que l’on croit pouvoir décomposer tant il est bien ficelé. Mais cette énergie ne heurte pas pour autant les oreilles des auditeurs. D’ailleurs, il plane dans la salle, ce soir là, une sorte de sérénité, une ambiance savoureuse et indéfinissable…