Chronique

Curt Sydnor

Deep End Shallow

Curt Sydnor (key, voc, comp), Caroline Davis (saxes), Greg Saunier (dms), Aaron Dugan (g), Michael Coltun (b)

Label / Distribution : Out of Your Head Records

Par une journée chaude et ensoleillée de juillet 1964, à Lynchburg, Virginie, des centaines d’enfants et d’adultes sont rassemblés à la Jefferson Park Pool, la seule piscine de la ville où sont admis les afro-américains. Surgit alors un escadron de policiers, venus mettre un terme à toute cette légèreté. Tout le monde est sommé de sortir de l’eau, sans la moindre explication. Les habitants de Lynchburg vont apprendre ensuite que les trois piscines municipales ont été fermées ce jour-là, suite à l’action de six jeunes garçons et d’un adulte militant pour les droits civiques. Parce qu’ils étaient noirs, ils se sont vu refuser l’entrée d’une autre piscine de la ville, la Miller Park Pool, réservée aux blancs. Ils ont protesté. En représailles, les autorités ont décidé de fermer toutes les piscines (qui ne rouvriront jamais), officiellement pour éviter les débordements. En réalité, la ville n’avait pas le droit d’interdire à ses citoyens l’accès aux piscines municipales. La seule façon d’en interdire l’entrée aux noirs passait donc par une fermeture totale. Renoncer à tout plutôt que d’avoir à le partager.

C’est cette histoire tragique qui a inspiré Curt Sydnor pour l’écriture de Deep End Shallow. Enfant il se demandait comment un lieu initialement conçu pour apporter de la joie avait pu devenir si triste. « Un endroit magnifique confisqué par notre incapacité à être à la hauteur de nos idéaux ». Il reste aujourd’hui des ruines mises en relief par l’herbe qui a poussé là où l’eau devrait être. Parce que même l’obscurantisme est absorbable par la nature. La pochette, réalisée par l’artiste TJ Huff, montre un nageur qui se débat dans un lieu sec, le corps traversé d’un trou béant. Pas besoin d’être expert en balistique pour savoir que ce trou-là, c’est celui du vide qui peut se loger parfois dans l’homme.

Dès les premières notes de « Starewell », façon jeu vidéo rétro, on découvre un univers ludique, comme sorti de l’imagination d’un enfant jouant au milieu des ruines de Lynchburg. Le design sonore renvoie aux sixties et à ses épopées hallucinogènes dans un jazz-rock psychédélique. La rythmique complexe des compositions est défendue par Greg Saunier, batteur agile et inventif. La saxophoniste Caroline Saunier ou le guitariste Aaron Duncan viennent élargir la palette sonore par leur singularité que la musique n’efface jamais. C’est ce panel d’identités et d’influences multiples qui donne à Deep End Shallow sa touche à la fois décalée et efficace. La musique elle-même nous donne l’impression de nager hors de l’eau, dans un décor involontaire, subi, mais au sein duquel la vie continue d’inventer. Comme une réponse pertinente aux événements de juillet 1964, Deep End Shallow est une comédie musicale de l’absurde qui réussit le pari de mettre tout le monde dans le même bain.