Entretien

Gretchen Parlato, une nouvelle floraison

La chanteuse fait un retour remarqué après une pause parentale assumée

Gretchen Parlato © Edition Records

Un tout nouvel album - après huit longues années - de la très appréciée et influente chanteuse Gretchen Parlato sera un événement à ne pas manquer en 2021. Elle et sa consœur sud-africaine Nicky Schrire se sont rencontrées - à distance, à travers les continents - et ont parlé…

Cet entretien est paru en anglais dans London Jazz News / This interview originally appeared in English in London Jazz News

La perspective d’interviewer la chanteuse Gretchen Parlato pour LondonJazz News a fait surgir des flash-back de portraits pour Vanity Fair et le New Yorker. Nous nous étions retrouvées dans un café tout habillé de bois et elle avait demandé du lait d’amande et du miel dans son thé.
En pratique, nous sommes en 2020 et la pandémie qui a secoué le monde implique que nous nous « retrouvions » sur Zoom. Parlato est à Los Angeles et j’ai dix heures d’avance sur elle au Cap. Cependant, tout n’est pas perdu. Nous partageons tous deux des tasses de thé, que nous sirotons tout au long de notre heure et demie de chat virtuel.

Gretchen Parlato © Edition Records

Lorsque Flor, le dernier album de Parlato, sortira en mars 2021, cela fera huit ans que son dernier disque Live in NYC, (nommé aux Grammy Awards en 2013) est sorti. Elle fait remarquer que des gens se sont inquiétés de son apparente « disparition » du monde du jazz il y a environ six ans, lorsqu’elle et son mari, Mark Guiliana, sont devenus les parents de leur fils, Marley.

« Dans le jazz, on ne parle pas beaucoup de la parentalité », dit-elle. « C’est un choix qui vous transforme, ainsi que votre style de vie et vos priorités, surtout en tant qu’artiste. Trouver cet équilibre peut prendre du temps, et il y a de nombreuses voies à suivre ». Pour Gretchen Parlato, c’était une décision délibérée de prendre du temps pour célébrer sa maternité et profiter de toutes les premières expériences de son enfant.

La trajectoire constante de Gretchen Parlato se lit, à mes yeux, comme une courbe en angle aigu marquée par des décisions prudentes qui ont donné d’excellents résultats. Pour d’autres, son ascension est fulgurante et digne d’un film. Le fait est que, lorsque je l’ai rencontrée en 2007 pour un cours de chant privé lors d’une brève visite à New York, je me suis retrouvée assise dans sa chambre pendant qu’elle fabriquait un tabouret de piano sur le bord de son lit et branchait son clavier électrique, en prenant soin de baisser le volume pour ne pas déranger sa colocataire. Après la leçon, elle a fait un concert au Bar Next Door dans le West Village, et elle a porté son ampli dans les escaliers, en passant par des tourniquets de forme bizarre, et s’est produite dans une salle presque vide. Dans le deuxième set, son amie Espe a joué quelques morceaux en duo. C’est Esperanza Spalding, pour être claire !

En enseignant aujourd’hui, je n’aurais jamais reçu d’étudiants dans ma chambre !

Ce fut une leçon à plus d’un titre. Trois ans après sa prestigieuse victoire au concours international de jazz Thelonious Monk, Gretchen Parlato continuait à faire parler d’elle, alternant entre des concerts dignes d’une « bucket list » [1] à Paris avec Wayne Shorter et les gigs « au chapeau » sur la scène jazz - brutale mais brillante - de New York. C’était à la fois un cliché et la réalité.
Elle me rappelle ce souvenir en disant : « C’était tellement New York, et une certaine période de ma vie ». Nous rions de l’absurdité de son ancien mode d’enseignement. « Si j’enseignais aujourd’hui, jamais je ne recevrais autant d’étudiants dans ma chambre ! Ce sont des souvenirs précieux ».

Bien que l’atmosphère générale de Flor repose sur le style bien établi de Parlato et sa collaboration rythmique préférée, on sera surpris d’apprendre que les graines de cet album ont été semées bien avant ses quatre précédents enregistrements. Gretchen Parlato et le guitariste brésilien Marcel Camargo se sont rencontrés alors qu’ils étaient tous deux étudiants à l’Université de Californie, à Los Angeles, il y a plus de 20 ans.
« Marcel a toujours joué un rôle important dans mon apprentissage et mon interprétation de la musique brésilienne », déclare-t-elle. Son affinité pour la musique brésilienne a été manifeste tout au long de sa carrière discographique, avec des interprétations remarquables de « Flor de Lis » de Djavan et « Alô Alô » de Da Viola sur les albums précédents. En fait, ce sont des artistes brésiliens comme João Gilberto qui ont probablement eu la plus grande influence sur le style de chant de Parlato.

Les critiques sur son approche vocale négligent souvent le fait que, bien que son influence sur toute une génération de chanteurs de jazz soit importante, elle a elle aussi été clairement influencée par les géants du jazz qui l’ont précédée. Son approche éthérée et légère du scat et son contrôle dynamique du son ont été façonnés par des chanteurs allant de Gilberto à Blossom Dearie.
Je lui demande si elle a le sentiment que ses choix musicaux ont été mal interprétés. « Être mal compris, en tant qu’artiste, est normal et la critique devient certainement plus facile à traiter en vieillissant. Mais j’ai appris qu’il est plus important pour moi de suivre cette voie (qui a déjà été suivie par d’autres artistes que j’aime !) parce que c’est ce qui est sincère et honnête pour moi ». Gretchen Parlato peut être saluée pour sa constance. Depuis le début de sa carrière, elle est une chanteuse « less is more » et l’authenticité, un mot qu’elle utilise fréquemment, est la pierre angulaire de son éthique.

L’approche musicale introvertie et raisonnée de Gretchen Parlato a conduit Marcel Camargo à l’inviter à chanter avec son projet The Brazil You Never Heard. Cette expérience a jeté un nouvel éclairage sur son rapport au genre et au répertoire. « Jouer avec le grand ensemble de Marcel m’a fait tellement de bien et m’a rappelé que c’est une musique que j’ai toujours aimée et à laquelle je ne me suis jamais entièrement consacrée ». Jusqu’à présent, elle s’était surtout concentrée sur sa vie de mère et avait besoin d’une étincelle vraiment satisfaisante pour reprendre son travail de création. Elle a « extrait » deux membres de l’ensemble de Camargo, le violoncelliste Artyom Manukyan et le percussionniste/batteur Léo Costa, et a demandé à Camargo d’être le directeur musical du projet. Flor est né.

Gretchen Parlato © Edition Records

Une heure avant le début de la discussion, j’ai écouté un exemplaire presse de Flor, et je me suis retrouvée à l’interview, imprégnée de la patine onirique et spongieuse de l’album. C’était comme si j’avais fait une escapade estivale à Los Angeles, avec ses palmiers et ses patineurs de trottoir décontractés, au son des Beach Boys. « What Does A Lion Say ? » du bassiste Chris Morrissey est une sorte de chansonnette à la Jon Brion, avec un élément ludique et nostalgique dans le rythme de valse et les fabuleux sauts d’intervalles de la mélodie. Il se trouve que Brion est également basé à Los Angeles, ce qui ne fait que confirmer la théorie selon laquelle un lieu peut avoir une présence particulièrement perceptible dans un enregistrement.

Je dis à Gretchen Parlato que cet album sonne indéniablement et merveilleusement « L. A. » pour moi. Elle me répond en riant. « Ah, nous sommes tous des habitants de « Cali », donc nous sommes très décontractés, c’est sûr ! » Je réfléchis à voix haute à la différence entre l’atmosphère de cet album et celle de ses enregistrements avec des musiciens new-yorkais. « C’est peut-être plus une question de post-production que de mes précédents albums à New York », suggère-t-elle. « Il n’y a pas autant d’improvisation sur ce disque, donc toute la souplesse est dans la superposition des sons et des textures ».
Elle attribue au travail de coproduction de Camargo et Costa le fait que le disque témoigne d’un sens aigu de la précision, du soin et de la réflexion dans chaque composante. De tels paramètres peuvent mettre en péril la capacité d’expression d’un musicien de jazz, mais je pense que Gretchen Parlato s’épanouit dans de telles conditions. Sa voix n’a jamais été aussi éthérée et forte que sur Flor.

L’inclusion d’œuvres sans paroles, la « Suite pour violoncelle n°1 » [V. Menuett] de Bach et la « Rosa » de Pixinguinha, est un délice. Deux joyaux doucement taillés pour s’adapter comme un gant à son style. Elles mettent également en valeur le jeu sensible et délicat de Manukyan au violoncelle. Parlato n’essaie pas d’imiter un instrument sur ces airs. Au contraire, elle s’efforce de se faire passer pour une chanteuse. « Cette façon d’utiliser ma voix remonte vraiment à la source de mes débuts de chanteuse - dans une chorale utilisant les voix droites - apprise en imitant Julie Andrews ou Bobby McFerrin. Quand j’entends ces morceaux, ce sont cette voix et cette approche qui me ressemblent le plus ».

Elle va et vient entre une certaine respirabilité et une absence totale de souffle

Les détracteurs pourraient écrire que Parlato a une « voix soufflée ». J’ai toujours soutenu que Parlato utilise le souffle comme une couleur supplémentaire, alors que l’essence de sa voix est en fait assez substantielle et que ses cordes vocales sont toujours en contact. Le début a capella du « Menuett » est un parfait exemple de la façon dont on entend sa façon d’utiliser le souffle. Elle va et vient entre une certaine respirabilité, pour ce côté doux qui la caractérise, et une absence totale de souffle, ce qui permet à son timbre droit de briller avec une précision sans faille.

Parlato évite les paroles pour privilégier les syllabes douces afin d’improviser ou de naviguer dans une introduction. Sa version souvent reprise de « Butterfly » d’Herbie Hancock me vient à l’esprit. Cette chanson et le nombre de fois où elle a été reprise par d’autres chanteurs (y compris l’arrangement original de Gretchen Parlato, les percussions manuelles et l’approche vocale) ne sont qu’un exemple de la grande influence qu’elle a eue sur le genre vocal du jazz contemporain.

Bien que le mimétisme fasse partie intégrante de la manière dont les artistes de jazz développent leur son, que ressent-elle lorsqu’elle entend des chanteurs de jazz en herbe imiter clairement son style caractéristique ? Toujours généreuse, elle répond : « Je suis flattée, bien sûr, mais à part les premiers instants où je peux identifier mon influence, il ne s’agit pas vraiment de moi. Je m’identifie à ces chanteurs, en tant qu’artiste, parce que j’ai fait la même chose ! Si vous m’écoutez à mes débuts, je ressemblais à Tierney Sutton ».

Gretchen Parlato a étudié avec Sutton lorsqu’elle était au lycée et j’attribuerais à la tutelle précoce de Sutton sa grande justesse et son timbre cristallin. Elle poursuit en répétant que si un chanteur choisit de l’imiter dans sa quête pour trouver son propre son, il se rend également compte qu’il peut être plus subtil en tant qu’interprète tout en conservant une présence et un lien avec la musique.
Elle propose un modèle alternatif à celui plus cuivré de Betty Carter. Ce que Gilberto lui a offert, elle le transmet aux jeunes générations.

Elle a la capacité remarquable d’être à la fois leader d’un groupe et membre parfaitement intégré d’un autre ensemble. Le résultat donne une « famille » de musiciens très soudée et un mélange capiteux d’arrangements très étoffés d’un répertoire couvrant des airs brésiliens, des tubes R&B et des compositions originales. Le choix des chansons peut être varié, mais la cohésion entre les pistes et sa discographie en général est magnifique.

La nature de Gretchen Parlato se retrouve dans toutes ses décisions créatives et commerciales au point qu’elle est involontairement cohérente et, pour sembler parfaitement calculatrice, bien identifiée. Quand je lui fais remarquer, avec enthousiasme, que les germes de ce projet ont en fait été semés des lustres avant tous ses autres enregistrements, elle explique la décision de nommer l’album Flor (« fleur » en portugais).
« J’adore la métaphore et la représentation d’une fleur - du renouveau et de la floraison. Il est toujours agréable de découvrir et d’apprécier une chose qui a toujours été là, mais qui met une saison à réapparaître… cette prise de conscience qu’elle n’a jamais vraiment disparu, mais qu’elle vit sous une autre forme, toujours dans un processus. Les fleurs nous permettent d’être vraiment dans l’instant présent, car leur passage dans cet état parfait est de courte durée. Elles représentent à la fois notre joie et notre tristesse, notre acceptation et notre pardon. Ces thèmes sont également intégrés dans l’album ».

Certains critiques lui ont dit que plus elle restait loin des concerts et des enregistrements afin de savourer ces premières années de maternité, plus il lui serait difficile de revenir sur scène. « J’ai pris cela à cœur, mais j’étais satisfaite de ma décision de me concentrer sur du bon temps et d’offrir un foyer stable à mon bébé », dit-elle. « J’enseignais à la Manhattan School of Music et j’ai quand même fait quelques tournées, et j’amenais mon fils avec moi. Je chérissais cette époque où les jours semblaient lents, mais où le temps passait si vite ».

L’ironie de cette histoire est que la chanteuse revient sur scène avec ses musiciens alors que l’ensemble des musicien.nes sont forcé.e.s à l’arrêt cette année. L’année 2021 marquera, espérons-le, le retour des tournées, des enregistrements et des concerts, avec le recul de la pandémie qui a paralysé l’industrie de la musique pendant presque toute l’année passée. « Nous sommes tous dans le même bateau maintenant », dit-elle avec un sourire. Je dirais que Parlato est dans son propre bateau, et dans sa propre catégorie.

Nicky Schrire, pour London Jazz News

par // Publié le 20 décembre 2020
P.-S. :

Flor sort chez Edition Records le 5 mars 2021.
Il réunit Marcel Camargo à la guitare, Artyom Manukyan au violoncelle et Léo Costa aux percussions et à la batterie, avec comme invités spéciaux Gerald Clayton, Mark Guiliana et Airto Moreira.

[1Liste des choses à faire avant de mourir