Entretien

Tiziano Tononi, tambour battant

Le batteur italien évoque son attachement aux personnages marquants du free jazz.

Tiziano Tononi © Luciano Rossetti-Phocus Agency

Il est l’une des figures de proue des musiques improvisées et n’a jamais cessé de défricher de nouveaux territoires. Parler avec Tiziano Tononi, c’est un peu larguer les amarres : ses multiples aventures vécues sur la planète font de lui un musicien universel. Tout juste rentré de New-York où il vient d’enregistrer en quartet, il s’active à de nombreux projets prévus pour cette nouvelle année. Son immense connaissance de l’histoire du jazz libre nourrit ses albums qu’il dédie aux créateurs afro-américains. Ses passages dans les grandes formations, le Democratic Orchestra, l’Italian Instabile Orchestra et le Jazz Chromatic Ensemble, lui ont permis de développer une écriture remarquable. Quant à son jeu de batterie, il ne cesse de l’enrichir par des couleurs harmonieuses depuis ses expériences vécues avec son groupe phare Nexus.

Tiziano Tononi © Luciano Rossetti-Phocus-Agency

- Tiziano, votre album Winter Counts qui vient de sortir est un pas important dans votre carrière ?

Winter Counts (We’ll Still Be Here !), publié par Felmay, est l’album le plus important que j’ai réalisé depuis We Did It, We Did It ! dédié à Rahsaan Roland Kirk en 2000 et The Nexus Orchestra 2001- Seize The Time ! With Roswell Rudd, édité pour les vingt ans de Nexus et tous deux publiés par Splasc(h) Records.
Winter Counts est le fruit d’un long travail sur la lutte des Indiens natifs des États-Unis pour leur droit d’être reconnus par les centaines de traités pourtant signés entre les États-Unis et le Canada. Leurs traditions ancestrales et leur mode de vie se calquent parfaitement à leur combat pour leurs terres qui subissent des ravages.

J’ai fait un double CD parce que j’avais besoin de temps, d’espace, afin de raconter une histoire complexe dans laquelle il y a beaucoup de ramifications. C’est un disque politique que je définis comme une force antifasciste. J’ai fait le rapprochement avec les migrants en Méditerranée et aux frontières. J’ai écrit des textes dans ma langue d’adoption, l’anglais, en y intégrant beaucoup d’aspects musicaux afin de créer une palette de couleurs qui vont du pastel à l’abstraction tout en passant par des formes géométriques et une tradition figurative. J’ai mis des années à réaliser ce travail ; beaucoup de personnes m’ont apporté leur aide, notamment à travers un crowdfunding. La musique ne doit pas faire abstraction des qualités humaines de ses interprètes. Les musicien·ne·s qui ont donné vie à Winter Counts à mes côtés sont Marta Raviglia, « ma » voix narratrice et chantante, Emanuele Parrini au violon avec qui je collabore depuis longtemps, Piero Bittolo Bon ainsi que Giulio Visibelli aux saxophones, flûtes et clarinettes, Gabriele Cancelli à la trompette, un newcomer qui m’a surpris par son intégration rapide de ce monde musical, Luca Gusella au vibraphone et marimba, toujours très visionnaire, Domenico Caliri à la guitare électrique, à la fois créateur extraordinaire d’atmosphères et grand soliste, et le contrebassiste Roberto Frassini Moneta, une présence solide.
J’ai une immense reconnaissance envers mes partenaires et je les remercie pour leurs lumières. Winter Counts est la réalisation d’un grand rêve pour moi et les rêves ont une importance capitale dans la culture amérindienne. Il m’importe de faire tourner cette formation en signe de reconnaissance de ces causes.

Être différent et ne pas plaire à tous ne m’a jamais contrarié.

- La New Thing est une source d’inspiration constante pour vous ; y a-t-il certaines résonances avec notre époque ?

Je ne veux pas enfermer cette musique dans un aspect muséal en reproduisant des clichés qui appartiennent à d’autres époques et à d’autres musicien·ne·s. Ce que l’on nomme la New Thing est un chaudron d’idées innovantes et irrévérencieuses. Ce mouvement était en phase avec les racines du jazz et cette extravagance s’est perpétuée dans les idées et inventions de musicien·ne·s comme Sam Rivers, Muhal Richard Abrams, Julius Hemphill, Andrew Cyrille, Anthony Braxton, Wadada Leo Smith, tous extraordinaires. Certains ne sont plus parmi nous, mais leur leçon continue de nous accompagner quotidiennement, de nous faire prendre des risques et d’apporter un espoir pour l’avenir de cette musique.

Tiziano Tononi © Luciano Rossetti-Phocus-Agency

- Le jazz est synonyme de créativité ; quelle est votre opinion sur l’état actuel de cette musique centenaire ?

La créativité est un concept mental : on peut l’être en faisant n’importe quel métier. Les exemples de non-créativité et donc d’ennui ne manquent pas, y compris lorsque l’on joue d’un instrument. Il y a beaucoup de jeunes musicien·ne·s qui s’appuient sur des caractéristiques stylistiques, des concepts ou des pratiques instrumentales simples à décoder et qui étudient le jazz comme s’il s’agissait d’une musique classique. Cela provoque une reproduction artisanale qui se réfère au passé, au Golden Age fantasmé du jazz. Les temps changent, les instruments, les conditions de vie des artistes, tout cela est complètement différent aujourd’hui, quel sens cela a-t-il de copier ? Pourquoi se calquer sur des idées si personnelles qu’elles en deviennent difficilement transposables ? Être différent et ne pas plaire à tous ne m’a jamais contrarié. Essayer d’être consensuel est certainement un mal moderne, amplifié par les réseaux sociaux - ou c’est peut-être une vieille idée, mais cela n’a jamais produit un seul chef-d’œuvre.

- Le groupe Nexus a revalorisé la musique improvisée ; cette expérience a été déterminante pour l’expression de vos idées ?

Nexus est depuis quarante-quatre ans le lieu de l’utopie réalisable, la possibilité de confronter nos idées en les faisant grandir, en apprenant tout en retrouvant chaque fois le sens profond qui nous inspire dans la musique. Nous avons traversé beaucoup de mers avec cette formation, parfois difficiles à affronter, mais nous avons toujours eu le vent en poupe. Nexus est une réalité active, une mixture de divers éléments autour de ma personne et de Daniele Cavallanti avec qui nous dirigeons le groupe depuis plus de quatre décennies, et ce malgré les différences qui nous caractérisent, plus particulièrement ces dernières années. L’équilibre se crée à chaque fois en dépit de ces différences. Notre prochain disque sortira en septembre 2024 pour Red Records, label avec lequel nous avions sorti notre premier disque en 1983 ! Ce sera un hommage personnel à la musique d’Eric Dolphy.

- Le saxophoniste Daniele Cavallanti demeure inséparable de votre carrière musicale ?

Nous avons été inséparables effectivement avec toutes ces formations, Nexus, Democratic Orchestra Milano, Jazz Chromatic Ensemble, Grande Orchestra Nazionale di Jazz, Italian Instabile Orchestra, Milano Music Collective. De plus, nous avons participé à plusieurs disques en co-leaders. Durant toutes ces années passées à créer et jouer ensemble, Nexus reste l’élément dans lequel chacun amène ses propres idées qui influencent la musique.

- La formation Moon On The Water a valorisé des compositions très variées et destinées à des percussionnistes ; avez-vous des projets qui aillent dans cette direction ?

La percussion est un domaine qui me fascine toujours. Moon On The Water fut une expérience extraordinaire unique grâce aux présences de Jonathan Scully et de l’incroyable David Searcy, les percussionnistes et timbaliers du Théâtre de la Scala. Nous avons réalisé trois disques durant une décennie avec des invités prestigieux, Stewart Copeland, Pierre Favre. Cette expérience m’a aidé à me former et à grandir comme musicien et comme instrumentiste.

Tiziano Tononi © Luciano Rossetti-Phocus-Agency

- La batterie a continuellement évolué stylistiquement dans l’histoire du jazz. Qu’en pensez-vous ?

C’est une question très intéressante qui mériterait un symposium. Aujourd’hui, on voit proliférer ce que j’appelle des super batteurs. En réalité les choses ne changent guère, il faut distinguer l’exhibition et l’idée musicale. L’idée d’une musique partagée avec des éléments qui comptent, le groove, la solidité rythmique, le goût, la capacité à interpréter un moment, la sensibilité dans l’interaction, savoir dans quelle direction va la musique, utiliser les dynamiques, en somme tous ces aspects qui font d’un batteur un musicien.

- Quels sont vos projets pour 2024 ?

2024 sera une année faste : des concerts, de nouveaux disques, des projets sur lesquels je travaille. Un disque en co-direction avec Emanuele Parrini, dédié à Amiri Baraka et à son engagement socio-politique. Un nouveau chapitre du J&F Band sortira, nous explorons les racines du New-Orleans, du blues, du funk à la lumière de la contemporanéité et avec deux batteurs, moi-même et Jai Johanny Johanson .
Il y aura le disque de Nexus célébrant les soixante ans de la disparition d’Eric Dolphy et de son chef d’œuvre Out To Lunch et j’aimerais enregistrer Landscapes, groupe acoustique avec lequel j’élabore un répertoire de protest songs issu des deux côtés de l’Atlantique. Enfin, je viens d’enregistrer avec Wadada Leo Smith, Satoko Fujii et Joe Fonda. Ce fut une expérience vraiment extraordinaire, quasi spirituelle !