Entretien

Miriam Ast aime le folklore européen

Entretien avec la chanteuse allemande en partenariat avec Jazz-Fun.de.

Miriam Ast @ Dave Hamblett

Miriam Ast

- Vous êtes déjà un pilier de la scène allemande et de la scène européenne. Parlez-nous un peu de vous : comment est-ce que tout a commencé ? Qu’avez-vous étudié, quel est votre parcours musical ?

Mes parents affirment que j’ai commencé à chanter avant de parler. Mon père, qui enseignait la musique et jouait de l’orgue dans ma ville natale, Speyer, a eu beaucoup d’influence. À l’âge de 10 ans, je chantais dans une chorale gospel et je suis devenue soliste à l’adolescence, me produisant devant beaucoup de monde. À la même époque, j’ai commencé à jouer du saxophone, ce qui m’a amenée au jazz et au big band. En même temps, je jouais du saxophone dans l’orchestre de jazz des jeunes de Rhénanie-Palatinat et comme chanteuse de jazz et de gospel dans d’autres groupes.

Je me suis rapidement rendu compte que le chant me permettait notamment de toucher les gens. Ces moments gratifiants sur scène m’ont incitée à me développer musicalement. À 18 ans, je savais déjà que je voulais devenir musicienne professionnelle et, mon baccalauréat en poche, je suis allée étudier le « jazz et la musique populaire » avec pour matière le saxophone et le chant à la faculté de musique de Mayence.

- Quels sont les artistes et musiciens qui vous ont le plus influencée ?

Je suis venue au jazz grâce à des chanteuses comme Diana Krall et Ella Fitzgerald. Des classiques du jazz instrumental tels que Blue Train de John Coltrane ou Kind of Blue de Miles Davis ont également exercé une forte influence. Je me souviens très bien de la première fois que j’ai entendu le solo de scat d’Ella Fitzgerald sur « How High the Moon ». Je suis restée sans voix… cela a placé la barre très haut pour moi en matière d’improvisation vocale. D’autres sources d’inspiration ont été les saxophonistes Dexter Gordon, Cannonball Adderly, Dick Oatts et Will Vinson.

La chanteuse et l’artiste qui m’a le plus influencée est la légende britannique du jazz Norma Winstone. J’ai eu beaucoup de chance car j’ai suivi des cours avec elle durant mon master à Londres et j’ai pu l’entendre en concert avec des groupes différents. La musique de Norma est authentique, sensible et audacieuse. Ses textes parlent de la vie et touchent à des sujets complexes. Et elle utilise sa voix avec une grande qualité technique et comme couleur instrumentale.

En dépit de sa renommée internationale, elle est toujours restée très modeste. Chaque fois que je l’ai entendue en concert, j’ai été fascinée par le fait qu’elle échange naturellement avec les autres musiciens. Parmi mes disques préférés figurent Like Song, Like Weather avec John Taylor et Music for Large & Small Ensembles du Kenny Wheeler Big Band.

Sa musique me plaît énormément en raison de mon expérience avec le saxophone car je cherche constamment à trouver des moyens de transposer au chant les exigences techniques du jazz instrumental, tout en communiquant d’autres émotions grâce aux textes. Mon espoir est que de nombreux autres groupes et compositeurs exploitent les timbres et capacités des chanteurs dans leurs compositions.

- Quand avez-vous formé votre premier groupe ?

À l’école, j’avais un groupe de jazz avec des amis et mon père, avec lequel je me suis produite lors de vernissages et de fêtes. Ensuite, tout est allé très vite à Mayence : mon quartet avec d’autres étudiants, The Ropesh avec Lorenzo Colocci, avec lequel nous avons remporté le prix du jeune jazz allemand d’Osnabrück, le Cathedral Project de Vitold Rek qui a remporté le prix du jazz de Hesse et qui comprenait Peter Reiter, le pianiste du hr-Bigband. Et ma première aventure avec le folklore comme chanteuse au sein de Klezmers Techter.

j’étais la seule chanteuse de ma classe et j’ai dû passer les mêmes examens techniques que mes camarades instrumentistes.

- Vous êtes allée étudier à la Royal Academy of Music pour décrocher un master en 2014. Comment s’est déroulé ce passage en Angleterre ? Quelles expériences et quels projets avez-vous eus là-bas ?

Londres est une ville très charmante avec tout ce qu’elle a à offrir, une belle scène artistique et un panache cosmopolite. À la Royal Academy, j’étais entourée par les jeunes musiciens de jazz les plus talentueux du pays. Par exemple, Jacob Collier était un de mes camarades de classe et depuis il s’est fait un nom au niveau international.

Le temps passé en Angleterre m’a posé pas mal de difficultés, mais il m’a surtout encouragé et aidé à développer mes compétences. Je ne connaissais personne à Londres et j’ai dû établir tous mes contacts pendant le programme de master et par la suite. En outre, j’étais la seule chanteuse de ma classe et j’ai dû faire les mêmes exercices et passer les mêmes examens techniques que mes camarades instrumentistes.

Les concerts du festival de jazz de Londres resteront des moments forts, par exemple celui d’Avishai Cohen avec Mark Guiliana et Shai Maestro. Les master classes et les ensembles à la Royal Academy étaient également impressionnants avec John Taylor, Aaron Parks, Snarky Puppy ou Ben Wendel.

- Après avoir obtenu votre diplôme, vous avez vécu à Londres jusqu’en 2021. Comment les choses ont-elles évolué ?

La diversité de la scène londonienne me fournissait de nombreuses opportunités. J’ai donc décidé de rester après mon master. Malgré les difficultés initiales, de belles opportunités se sont présentées au début 2017 : j’ai obtenu un poste de maître de conférences au Conservatoire de Leeds. J’ai pu également former une chorale jazz, et le soutien de Jamil Sheriff, qui était à la tête du département de jazz, m’a été extrêmement utile.

En outre, j’étais très active au sein de diverses formations et projets. D’un côté, je chantais dans le London Vocal Project. Sous la houlette de Pete Churchill, pianiste de jazz, compositeur et professeur, nous avons mené à bien des projets choraux exigeants. Pete a adapté l’album Miles Ahead de Miles Davis dans sa totalité et a écrit les paroles en compagnie du légendaire chanteur et poète américain Jon Hendricks. Il s’agissait d’un projet ambitieux dans lequel nous devions chanter des harmonies excessivement complexes avec un chœur à huit voix. Au printemps 2017, nous avons présenté la première mondiale à New York en présence de Jon Hendricks qui, malheureusement, nous a quittés plus tard dans l’année.

Cette même année, j’ai remporté le prix de la meilleure chanteuse du Concours international de jazz de Bucarest avec le pianiste espagnol Víctor Gutiérrez. Víctor et moi avions écrit des arrangements modernes de standards durant mes études de master, tels que « Alone Together » ou « ‘Round Midnight ». Le duo m’a offert la plus grande liberté pour explorer de nouvelles techniques telles que des éléments vocaux-percussifs. Le prix a retenu l’attention de la scène londonienne et m’a ainsi permis de me produire au Festival de jazz de Londres ou au Ronnie Scott’s Jazz Club. En 2018, nous avons sorti notre premier album Secret Songs chez Mons Records. Nous étions particulièrement soutenus à l’époque par Nikki Iles, une excellente pianiste et arrangeuse, ainsi que par le fantastique pianiste Gwilym Simcock. Le saxophoniste Stan Sulzmann a joué un rôle important en tant que mentor et il a également joué sur notre album.

- Pourquoi avez-vous décidé de retourner en Allemagne en 2021 ?

Vivre à Londres était également synonyme de privations et d’un rythme de vie effréné. À partir de 2016, l’ambiance au Royaume-Uni a changé avec le référendum sur le Brexit. Un important clivage est apparu entre générations et catégories sociales. En tant qu’Européenne, cette situation m’a mise mal à l’aise et j’ai remarqué que tout devenait plus difficile et plus bureaucratique. En tant qu’étrangère, il était devenu presque impossible d’obtenir une bourse ou un financement pour un projet. J’obtenais davantage d’aide financière pour mes projets de la part de l’Allemagne . À cette époque, je suis devenue plus sensible à la promotion de la culture, au système de santé et aux conditions de vie générales que l’Allemagne proposait. Plus encore, ma famille et mes amis me manquaient, car je ne les voyais plus aussi régulièrement. De ce fait, cela faisait un certain temps que je réfléchissais à l’idée de retourner chez moi. La pandémie de coronavirus a forcé la décision. Quand il est devenu presque impossible de voyager entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne, la décision a été prise.

Miriam Ast

- Votre album Tales & Tongues est sorti en 2023. Quand l’avez-vous conçu ?

J’ai conçu Tales & Tongues à Londres à partir du début 2019. Cela faisait un moment que l’idée d’arranger des chansons folkloriques pour le jazz me trottait dans la tête. J’ai écrit l’arrangement de « Danny Boy » en 2015. Fin 2018, j’ai rencontré la pianiste Daniel Prandl lors d’un concert à Mannheim. Comme nous avions la même idée, nous avons décidé de lancer un projet en commun en dépit de la distance.

Le concept d’arranger des chansons folkloriques de toute l’Europe est né d’un dilemme. D’un côté, j’étais très attachée à l’internationalité de la scène londonienne, mais d’un autre côté les forts mouvements nationalistes dans le pays allaient à l’encontre de cela. Cela ne correspondait pas à l’idée que je me faisais de la Grande-Bretagne et de Londres qui ont beaucoup profité de cette diversité et de ces échanges. Avec cet album, je voulais fournir un contraste et montrer la beauté de la diversité et de l’ouverture culturelles.

Les chansons de l’album représentent différentes parties de l’Europe : Grande-Bretagne, Allemagne, Hongrie, Bulgarie, Suède, Norvège et France. J’ai demandé à des amis, à d’autres musiciens ou étudiants, de me dire quelle était leur chanson préférée de leur pays. Quand une mélodie me plaît, je commence à écrire un arrangement pour l’album. J’estime important de chanter dans la langue originale afin de préserver la mélodie et le son. D’où le titre Tales & Tongues.

- Comment composez-vous ? Où trouvez-vous l’inspiration lorsque vous composez ou arrangez vos chansons ?

Je compose principalement au piano. Pour Tales & Tongues, j’ai souvent trouvé un riff ou une intro en fonction du climat créé par le texte ou la mélodie, que j’ai ensuite développé pour les couplets. J’ai élaboré de nouvelles sections mélodiques, des changements de mesure, des sections en solo et des suites d’accords. Ce faisant, J’ai respecté l’arc narratif de la tension, en particulier pour l’arrangement mélodique et harmonique. Des parties d’improvisation intense pour la voix, le violoncelle et le piano alternent avec des couplets composés. J’ai également choisi de manière spécifique la composition du groupe. Le piano forme le noyau harmonique, mais le violoncelle joue aussi le rôle de basse et d’instrument mélodique et harmonique.

Nos concerts incitent le public à voyager grâce à la diversité des cultures représentées. Nous créons des ambiances et des mondes sonores singuliers et parlons de l’origine de ces chansons folkloriques. Nous n’avons pas peur d’aborder des sujets graves tels que la mort, la guerre ou le vide. Nos interprétations exigent beaucoup du public durant nos concerts.

- Vous vous êtes installée à Stuttgart depuis un an. Qu’est-ce que vous aimez dans cette ville ? Comment vous êtes-vous intégrée à la scène locale ?

Après un bref passage à Fribourg, j’ai déménagé à Stuttgart fin 2022, notamment parce que la scène de cette ville a la taille idéale. Depuis lors, j’ai établi le contact avec différents musiciens et donné d’excellents concerts. Je suis particulièrement satisfaite de mon trio Tales & Tongues qui a figuré parmi les trois groupes retenus pour représenter la scène jazz du Baden-Württemberg au Clubnight du salon international jazzahead ! à Brême.

De nos jours, nous ne vivons que de concerts et de l’enseignement.

- Que pensez-vous du développement de la musique créative dans la perspective des médias numériques ? Quel est votre avis sur la question ?

Je trouve ce développement difficile. Malheureusement, le rythme effréné du marché de la musique et la disponibilité presque gratuite de la musique grâce aux services de streaming a beaucoup dévalué le travail de l’artiste. En tant que musiciens, nous travaillons souvent sur un disque pendant plusieurs années. Dans le cas de Tales & Tongues : j’ai travaillé dessus de 2019 à 2023. C’est effrayant de voir que la production d’un album n’a plus de valeur ajoutée financièrement alors que cela représente un gros investissement. J’ai en grande partie financé mes deux disques grâce à des campagnes de financement participatif. Ces projets auraient été irréalisables autrement.

Je pense que les sources de revenus des musiciens ont complètement changé en raison de l’évolution du marché de la musique. De nos jours, nous ne vivons que de concerts et de l’enseignement. La présence sur les médias sociaux est devenue essentielle pour susciter l’intérêt et l’attention. Je ne trouve pas toujours cela facile, mais j’ai appris que cela fait partie de la vie d’un artiste. Si cela me permet de continuer à travailler en tant qu’artiste, je peux l’accepter.

- Quels sont vos objectifs personnels ?

J’espère pouvoir lancer de nombreux autres projets musicaux passionnants avec des musiciens inspirants. J’aimerais surtout continuer à cultiver mes contacts en Angleterre et développer de nouveaux projets de groupes internationaux. Mon idéal en tant qu’artiste est de donner des concerts satisfaisants dans des festivals et des clubs, ainsi que d’inspirer et de promouvoir mes élèves. Cela me rend heureuse et procure un bel équilibre.

- Quelle musique écoutez-vous à la maison ?

J’écoute du jazz, surtout du jazz mélodique vocal ou instrumental, mais aussi du jazz avec un groove ou du R&B, des gens tels que Jacob Collier, Jamie Cullum ou Stevie Wonder. Parfois, j’écoute également de la musique zen ou handpan pour me détendre après une longue journée.

- Quelle est votre boisson préférée ?

Le café.

- Qu’attendez-vous avec le plus d’impatience ?

La perspective d’un week-end, au cours duquel je partirai en randonnée avec mon mari ou je jouerai à des jeux de société avec des amis ou la famille.

- Que faites-vous le dimanche, ou lorsque vous ne jouez pas ou ne faites pas de musique ?

J’aime faire un long brunch, faire des projets ou parfois lire un livre.

par Jacek Brun (Jazz-fun.de) // Publié le 8 mars 2024
P.-S. :

Cet article est publié simultanément dans les magazines européens suivants, à l’occasion de « Giant Steps » une opération de mise en avant des jeunes musiciennes de jazz et blues : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazz-Fun (DE), Giornale della musica (IT), In&Out Jazz (ES) et Donos Kulturalny (PL).

This article is co-published simultaneously in the following European magazines, as part of « Giant Steps » an operation to highlight young jazz and blues female musicians : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), LondonJazz News (UK), Jazz-Fun (DE), Giornale della musica (IT), In&Out Jazz (ES) and Donos Kulturalny (PL).

#Womentothefore #IWD2024