Entretien

Anna Webber et l’intonation juste

La flûtiste et saxophoniste canadienne met à profit ses recherches musicales.

Anna Webber @ Des White

En quinze ans, Anna Webber a parcouru bien du chemin : elle est devenue une musicienne avec qui il va falloir compter. Que ce soit à la tête de ses propres formations (Simple Trio, Percussive Mechanics, Clockwise) ou au sein d’autres groupes - plus récemment avec le batteur John Hollenbeck ou le contrebassiste Max Johnson, son jeu est toujours captivant. Elle nous parle de son apprentissage de la musique, de sa passion pour l’éducation et de son intérêt pour l’intonation juste qui a donné naissance à un album, Shimmer Wince, sorti fin 2023 chez Intakt.

Anna Webber, à Roulette, Brooklyn. (NYC). © Daniel Wolf / Roulette Intermedium

- Comment avez-vous choisi la flûte et le saxophone ?

J’ai commencé avec le piano et le violoncelle. Mais à l’école, il fallait que je choisisse un autre instrument. J’ai passé un test d’aptitude et choisi la flûte. Ma mère, qui aimait cet instrument, me poussait dans cette direction et j’avais des amies qui allaient aussi en jouer. Elle a donc éclipsé les autres instruments. Mais jusqu’à la fin du lycée, j’ai continué à jouer du piano et du violoncelle – avec le saxophone dont je commençais à jouer. Je passais ainsi des heures à pratiquer la flûte.

- Quand avez-vous été exposée au jazz ?

Pas si tôt ! Nous avions un programme de musique très solide au lycée avec un excellent orchestre de jazz mais j’étais trop jeune pour y jouer. Lorsque j’ai été en âge de le rejoindre, ma mère a demandé à un de mes professeurs de me recommander quelques disques pour me familiariser avec l’improvisation. Elle m’a alors acheté des albums de jazz. Les premiers que j’ai écoutés me semblaient plutôt bizarres à l’époque. Un disque d’Hubert Laws de la fin des années 70 / début des années 80 – dans le style des enregistrements CTI, très jazz-rock. Et puis un album de Chick Corea intitulé Origin. Et je pense qu’il y avait aussi un Keith Jarrett en trio mais je n’ai pas trop accroché parce que je voulais écouter des musiciens jouant des instruments à vent. Je ne me suis intéressée à ce disque que bien plus tard.

Le jazz est une musique radicale née d’un sentiment de résistance.

- Quand on suit votre parcours, d’abord à l’université McGill à Montréal, puis à la Manhattan School of Music (MSM) avant d’aller étudier à Berlin, et maintenant que vous faites partie du corps professoral du New England Conservatory (NEC), on a le sentiment que vous avez vraiment foi en l’éducation.

Absolument. De nos jours, c’est la manière dont on apprend à jouer du jazz. Pendant très longtemps, l’enseignement du jazz ne se produisait pas dans les universités – on apprenait sur le tas. Mais les temps ont changé. Il n’y a pas assez de travail pour que les jeunes musiciens puissent acquérir de l’expérience. A 18 ans, partir en tournée avec un big band pendant un an, c’est impossible aujourd’hui. À un moment donné, le jazz s’est institutionnalisé. Le jazz est une musique radicale née d’un sentiment de résistance et le placer dans une université va à l’encontre de ce passé. En revanche, je m’estime chanceuse d’avoir pu rencontrer de merveilleux professeurs en allant à l’université. J’ai appris beaucoup et il arrive un moment où j’ai voulu à mon tour partager mon savoir. Je cherchais un emploi dans l’enseignement supérieur et ce poste à NEC semblait me convenir. Le partage d’idées y est valorisé. Il ne s’agit pas simplement d’enseigner en donnant des instructions.

Anna Webber @ TJ Huff

- Vous êtes très disciplinée et suivez un emploi du temps précis. Votre nouvel emploi à NEC ne bouleverse-t-il pas votre planning ?

Je crois que je suis assez douée pour cloisonner les choses. Mon objectif n’a jamais été de me réfugier dans le milieu universitaire mais de rester aussi active que je le souhaite. Je peux continuer à me concentrer sur les groupes qui m’importent, sur mon travail en tant que leader. Bien entendu, enseigner me prend du temps, mais NEC est assez souple en la matière. Depuis que Gunther Schuller a lancé le programme dans les années 50, la priorité a toujours été de recruter des musiciens en activité.

J’avais joué de la musique improvisée sans connaître la plupart de ces outils.

- Vous avez déclaré que c’est au cours de votre séjour à Berlin que vous vous êtes vraiment intéressée aux techniques étendues. Est-ce en raison de vos études ou au contact de la scène locale ?

Un peu des deux. Mais je dois dire que j’ai commencé à m’intéresser à la musique expérimentale lorsque j’étais à Montréal. Par exemple, j’ai joué dans des groupes plutôt bizarres, je m’intéressais à l’improvisation et au sein de la scène locale, nous jouions des standards en les interprétant de manière assez barrée. Quand j’étais à Berlin, j’ai découvert que c’était le type de sons que je souhaitais vraiment explorer. En voyant des musiciens de mon âge maîtriser totalement ces techniques étendues, j’ai su que j’avais pas mal de choses à rattraper. J’avais joué de la musique improvisée sans connaître la plupart de ces outils. L’école à Berlin était très ouverte et m’a donné l’espace nécessaire pour faire ce que je voulais. Mais c’est la scène berlinoise qui m’a poussée à vouloir acquérir ces techniques.

La première fois que j’ai vu Axel Dörner, ma réaction a été : « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » Parmi les saxophonistes de mon âge, il y a Otis Sandsjö. J’essayais de comprendre ce qu’il faisait. J’ai retrouvé à Berlin un musicien avec qui j’avais travaillé, le Néo-Zélandais James Wylie, qui se passionnait pour les techniques étendues. Enfin, il y avait ce joueur de tuba, Peter Simundson, un Norvégien qui étudiait dans la même école que moi. Il me demandait : « Mais pourquoi n’utilises-tu pas la respiration circulaire ? Pourquoi n’utilises-tu pas la multiphonie ? » Il m’a poussée à emprunter de nouvelles voies. Les musiciens qui m’entouraient à Berlin étaient différents de ceux que je fréquentais à MSM où tout tournait autour de Small’s.

Shimmer Wince @ Alice Plati

- Pouvez-vous expliquer ce que vous avez essayé d’accomplir avec ce nouvel enregistrement, Shimmer Wince ?

Shimmer Wince est basé sur l’intonation juste, un ancien système d’accord. C’est la façon dont les objets résonnent après les avoir frappés. Cela fait longtemps que ce système attise ma curiosité. J’entendais dire qu’il fallait accorder une tierce majeure en la diminuant un peu ou une tierce mineure en l’augmentant un peu. Mais qu’est-ce que cela voulait dire, augmenter ou diminuer « un peu » ? Cela n’avait pas beaucoup de sens.

Lorsque j’étudiais les principes de l’intonation juste, je ne pensais pas à enregistrer un disque.

J’ai commencé à comprendre lorsque j’ai me suis lancée dans l’exploration de l’intonation juste. Je m’intéressais également à la polyrythmie. Et il existe un lien entre la polyrythmie et les ratios qui constituent les intervalles et l’intonation juste. Lorsque j’étudiais les principes de l’intonation juste, je ne pensais pas à enregistrer un disque. Durant mes recherches, je me suis rendu compte que si je voulais écrire de la musique, il me faudrait un nouveau groupe pour l’interpréter parce que j’aurais besoin de flexibilité en termes d’intonation.

Lorsque j’ai réfléchi aux musiciens pour former ce groupe, j’ai tout de suite pensé à Mariel Roberts, une violoncelliste qui vient de la musique contemporaine et qui est très au fait de l’intonation juste. Je pensais qu’elle avait les atouts nécessaires pour mener à bien ce projet. Adam O’Farrill est à la trompette. Les cuivres sont conçus pour produire une série de partiels et les musiciens passent énormément de temps à accorder leur instrument pour corriger la série de partiels qui sonne faux au regard du tempérament égal. Il était donc clair que je devais avoir un cuivre dans le groupe. Adam et moi avons un excellent rapport au niveau de l’acoustique et de l’improvisation. Je savais que j’arriverais à le persuader. Lesley Mok est à la batterie. Il n’est pas question d’intonation juste avec cet instrument. Lesley est très axé·e sur le son et très doué·e pour trouver le son qui convient à différents grooves. Iel est également compositeur·trice et a fait un peu de recherche sur l’intonation juste. Je savais qu’iel serait sensible à ce que je voulais faire. Alors, j’ai fini par commencer à composer pour un quartet avec ces trois musiciens. Durant les répétitions, je me suis dit que c’était cool mais que je désirais une plus grande variété de sons et de tons. C’est à ce moment-là que j’ai demandé à Elias Stemeseder de se joindre à nous au synthétiseur. Elias faisait partie du premier groupe que j’ai eu à Berlin, Percussive Mechanics. Il s’intéresse aussi à l’intonation juste. Chez lui, à Salzbourg, il a un excellent ami, Georg Vogel, qui construit des claviers dingues avec des feintes brisées et des systèmes d’accord anciens. Il s’est donc renseigné auprès de lui. Elias m’a été très utile dans le groupe parce que j’avais besoin de quelqu’un qui puisse se débrouiller sans moi pour programmer un synthétiseur. Cela a permis également d’ajouter des textures basses dont j’avais besoin.

Simple Trio @ Des White

- Quels sont vos prochains projets ? Prévoyez-vous d’explorer davantage l’intonation juste ?

Je viens juste de terminer l’enregistrement d’un nouveau disque avec mon Simple Trio. En écrivant la musique, je me suis retrouvée à utiliser l’intonation juste comme une source étendue d’harmonie. Cela est difficile à réaliser avec cette formation à cause du piano qui est un instrument de tempérament égal. Je ne connais personne qui a assez d’argent pour accorder son piano avant chaque concert, et même avant chaque morceau [rires]. Par conséquent, j’ai cherché à étendre ma palette harmonique avec mes nouvelles compositions.

D’autre part, cette année, Angela Morris et moi allons faire un autre disque pour big band. Avant Shimmer Wince, j’avais écrit une série d’études pour big band en utilisant l’intonation juste. Je voulais utiliser un accordage alternatif pour un groupe qui n’est pas très maniable. Enfin, je prévois également d’écrire en vue d’un nouvel album avec Clockwise.