Entretien

Charlotte Keeffe, trompettiste coloriste

Rencontre avec la trompettiste et bugliste britannique Charlotte Keeffe à l’occasion de la sortie de Alive ! In The Studio.

Charlotte Keefe compte aujourd’hui parmi les musiciennes européennes les plus aventureuses. Elle se produit dans des configurations très différentes (du solo au grand ensemble) et met l’improvisation libre et l’expérimentation sonore au cœur de sa musique. Inspirée par les peintres abstraits, Keeffe appelle ses instruments des « pinceaux sonores ».

Charlotte Keeffe © Monika S. Jakubowska

- Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Charlotte Keeffe et je suis musicienne. Je joue et j’explore tout ce que la trompette et le bugle ont à offrir ! Je fais de la musique en improvisant librement, et je suis aussi compositrice.

- D’où venez-vous ?

Je suis née à Boston, dans le Lincolnshire, un comté des East Midlands en Angleterre, célèbre pour sa topographie particulièrement plane, ses marais et ses saucisses ! J’ai grandi dans un petit bourg appelé Bourne dans le sud du comté.

- Quand la musique est-elle entrée dans votre vie ?

Pour moi, elle a toujours été là. J’ai commencé avec enthousiasme à prendre des cours de piano alors que j’avais à peine 4 ans ! En grandissant, j’écoutais les cassettes et les disques de ma famille. Les CD étaient absolument captivants ! Mes jeunes frères et moi inventions des danses et des spectacles inspirés d’extravagances orchestrales comme L’Apprenti Sorcier de Dukas mais aussi de musiques plus légères comme Dolly Parton, Joni Mitchell ou Cyndi Lauper par exemple, mais c’était toujours de la musique qui swingue, du jazz qui sonne comme celui du duo Ellington/Strayhorn dans « Take the ’A’ Train ». Cette musique me remplissait de chaleur et me rendait tellement heureuse.

- Comment avez-vous rencontré votre instrument ?

Je me souviens très bien du moment. Pour mes 10 ans, ma mère voulait marquer le coup et m’a demandé ce que je voulais comme cadeau. J’ai tout de suite eu envie d’une trompette ! Je ne savais même pas à quoi ressemblait une trompette, mais je savais qu’elle contribuait grandement à cette sensation joyeuse que j’ai toujours ressentie lorsque j’écoutais du jazz ! Adolescente, j’étais (je le suis toujours, d’ailleurs) fascinée et inspirée par quiconque joue de la trompette ! Je rêvais et j’écrivais des poèmes dans lesquels je rencontrais et je jouais avec des gens comme Miles Davis, Wynton Marsalis et Louis Armstrong. J’étais totalement hypnotisée par le son de cet instrument, et toujours très impressionnée par les improvisations de ces trompettistes !

J’ai d’abord étudié dans l’école de musique de ma ville dans laquelle j’ai reçu une éducation musicale plutôt classique. Très vite, j’ai voulu étudier la musique jazz. J’ai alors poursuivi mes études de trompette jazz au Royal Welsh College of Music and Drama de Cardiff, au Pays de Galles. Puis j’ai emménagé à Londres pour passer un Master à la Guildhall School of Music and Drama. Au cours de ces six années d’études, j’ai reçu des leçons de nombreux musiciens que je considérais alors comme mes héros dont Keith Tippett, Sarah Gail Brand et Noel Langley pour n’en nommer que quelques-un·e·s.

Charlotte Keeffe’s Right Here Right Now Quartet © Sean Kelly

- Votre musique est en grande partie improvisée. Comment êtes-vous arrivée à l’improvisation ?

Ce qui m’a poussée à improviser librement, c’est cette passion pour mon instrument et un désir irrésistible de jouer, simplement jouer ! Je pensais que tous les musiciens ressentaient cela lorsqu’il s’agissait de jouer librement, d’improviser sans contraintes, mais j’ai soudain réalisé que ce n’était pas le cas pour tout le monde.

La musique improvisée n’est pas un genre musical ; c’est une manière d’être, une manière de faire de la musique.

Lors d’un cours d’improvisation de Martin Hathaway à la Guildhall School, chaque étudiant a été invité à interpréter un court solo librement improvisé. J’ai adoré ce moment. Je me sentais parfaitement bien, à ma place, dans ma zone de confort en jouant de cette façon. D’autres, à ma grande surprise, ne l’étaient absolument pas ! Je ne comprenais pas très bien les réticences de certains de mes camarades. Pour moi, au contraire, j’étais enfin libre de jouer ce que je voulais, sans aucune contrainte, sans partitions. Cette expérience a été fondatrice pour moi.
La musique improvisée n’est pas un genre musical ; c’est une manière d’être, une manière de faire de la musique. Penser et jouer ainsi m’a conduit à des collaborations inspirantes avec des artistes issus d’univers très divers : des acteurs de théâtre, des plasticiens, des rappeurs, des danseurs, des peintres…

Charlotte Keeffe Quartet © Jean-Michel Thiriet

- Le titre de votre quartet est d’ailleurs le reflet de cette philosophie, n’est-ce pas ?

C’est vrai. Je voulais que le titre du groupe reflète mes idées à ce sujet. Right Here, Right Now m’est apparu comme une métaphore intéressante pour désigner la musique que nous faisions. Le groupe est composé de Ashley John Long à la contrebasse, Ben Handysides à la batterie, Moss Freed à la guitare et moi-même. Nous avions déjà enregistré trois morceaux ensemble sur mon premier album Right Here, Right Now sorti chez Discus en 2021 [1].

Nous avons enregistré l’album aux Goldsmiths Music Studios de Londres en avril 2023. C’était la première fois que je dirigeais mon propre projet en studio. Tout ce que j’ai publié jusqu’à présent a été enregistré lors de performances live, notre session en studio et l’écoute des enregistrements bruts m’ont invitée à vraiment réfléchir à la façon dont je voulais que notre musique sonne. Je me suis retrouvée à utiliser davantage ma casquette de compositrice plutôt que celle d’improvisatrice, c’était assez nouveau pour moi. Je me suis mis beaucoup de pression pendant cette session d’enregistrement.
Je voulais vraiment faire le « maximum ». Je serai éternellement reconnaissante à Ashley, Ben et Moss pour leur puissante musicalité, c’est toujours plus qu’inspirant de jouer avec eux !

- Vous jouez également dans le London Improvisers Orchestra (que vous avez dirigé quelquefois).

Je joue (et dirige parfois) dans le London Improvisers Orchestra (LIO) depuis plus de 6 ans maintenant. C’est un grand ensemble à géométrie variable, en constante évolution. Et c’est une vraie joie et un grand honneur d’en faire partie et de participer à son histoire passionnante. Nous célébrons cette année notre 25e anniversaire ! C’est incroyable de jouer régulièrement avec des légendes de l’improvisation comme Steve Beresford et Phil Minton !
Je participe également au programme Mopomoso, fondé par le regretté guitariste John Russell. Nous programmons tous les mois des concerts d’improvisation libre au club Vortex de Londres.

Charlotte Keeffe © Brian Homer

- Vous apparaissez comme sidewoman sur de nombreux albums du label Discus Music. Quel est votre rapport avec ce label ? Y a-t-il une communauté Discus ? Parlez-nous de son fondateur Martin Archer.

Je suis ravi d’être une artiste Discus Music ! J’ai participé à onze albums sortis sur le label (sur les plus de 160 albums que compte le label depuis sa création en 1994). J’ai pu jouer avec des artistes comme Paul Dunmall, Carla Diratz, Pat Thomas, Julie Tippetts et bien d’autres encore ! Je suis également fière de codiriger Anthropology Band avec Martin Archer. C’est un fantastique saxophoniste et un musicien étonnant qui développe un univers très personnel.

J’adore explorer les qualités percussives et vocales de la trompette ! C’est très envoûtant. Quand je joue, je vois souvent les touches du piano dans mon esprit.

- Vous comparez votre trompette à une brosse à sons ? Vous faites souvent des analogies entre votre pratique instrumentale et la peinture ? Pouvez-vous développer ce concept ?

J’adore explorer les qualités percussives et vocales de la trompette ! C’est très envoûtant. Quand je joue, je vois souvent les touches du piano dans mon esprit. J’ai toujours été capable d’imaginer des harmonies dans ma tête. Plus j’explore des gestuelles, des sons abstraits, plus je vois des formes et des sphères qui flottent comme dans une lampe à lave. La respiration alimente le son, mais contrairement au piano, il y a tellement de choses que je peux faire sur cette note, sur ce son une fois qu’il a été enflammé par le souffle : je peux le tirer, l’étirer et le pousser, y ajouter ma voix pour créer un son presque granuleux à la Tomasz Stańko, ou l’écraser et le réduire. Les possibilités sont infinies. C’est pour cela qu’aujourd’hui, je considère mes trompettes comme des pinceaux, des brosses à sons (Sound Brushes), qui éclaboussent et projettent toutes sortes de sons et de couleurs partout !

Charlotte Keeffe’s Sound Brush © Yarmonics Fest

- Vous jouez souvent en solo. Que vous apporte cette pratique ?

J’ai baptisé mon projet solo Sound Brush. Ce n’est pas vraiment un solo en fait car jouer en solo n’a rien de « solo » pour moi ; c’est plus comme une série de duos déguisés et secrets ! Tout est musique pour moi. Je joue avec l’espace, le temps, l’endroit, l’environnement. Avec les gens, les choses, tout ce qui m’entoure dans l’instant présent. Je me sens très à l’aise avec ça. J’ai une grande confiance dans l’inconnu. Je trouve cela libérateur de ne pas savoir ce qui va arriver, ni comment cela « devrait » être, et je suis toujours très curieuse et enthousiaste à l’idée de jouer et d’explorer chaque moment. Il se passe toujours quelque chose, même dans les silences !

- Quels sont vos projets ?

J’essaye de multiplier les expériences. C’est tellement précieux de se rencontrer et de jouer ensemble. Tous ceux avec qui j’ai l’honneur de faire de la musique font ressortir quelque chose de différent en moi. 2024 s’annonce comme une année passionnante et enrichissante : je suis ravie de jouer au Cheltenham Jazz Festival [2] au Royaume-Uni, au festival de Sarrebruck en Allemagne ainsi qu’au festival New Wave of Jazz en Belgique.

par Julien Aunos // Publié le 17 mars 2024

[1L’album comporte également des morceaux en solo, en duo et avec le London Improvisers Orchestra.

[2Elle y sera en compagnie d’un ensemble britannique dirigé par Sam Eastmond dans lequel figure notamment Emma Rawicz et Moss Freed et qui jouera les Bagatelles de John Zorn.