Chronique

Lucas Niggli Drum Quartet

Beat Bag Bohemia

Lucas Niggli (dr), Kesivan Naidoo (dr), Peter Conradin Zumthor (dr), Rolando Lamussene (djembe, mbira)

Label / Distribution : Intakt Records

Un Européen ne sort jamais indemne d’une enfance africaine. Surtout quand il est musicien. Lucas Niggli, citoyen helvète (la nation européenne qui compte la plus grande densité de batteurs au kilomètre carré), est né au Cameroun. Son « drum quartet » en parle : deux batteurs de jazz suisses, un Sud-africain et un percussionniste centrafricain font dialoguer les formes et les langages frappés, raccourcissent les distances, mêlent des traditions divergentes.

On a connu bien des formations 100% percussions depuis Art Blakey. On se souvient plus spontanément du M’Boom de Max Roach, mais aussi de Pierre Favre, suisse également, auquel on pense souvent en écoutant cet album. Coïncidence ? Pas tout à fait : Lucas Niggli a beaucoup joué avec lui, notamment au sein des Singing Drums dont certaines atmosphères se retrouvent au détour des plages de Beat Bag Bohemia.

Le Lucas Niggli Drum Quartet mixe les traditions : le “drumming” jazz européen, ses amours clandestines avec le contemporain, le “jive” des townships et la transe d’un percussionniste africain purement autodidacte et intuitif. Cela donne de belles choses. « Tomorrow Tribal » a tout ce qu’on aime dans les ensembles de percussion : la pêche, le gros son mais aussi les qualités mélodiques, le jeu sur les sonorités qui combine intelligemment métal (rim shots, cymbales), peaux et bois : claves, baguettes, woodblocks… La construction, aussi : ça démarre petit, aigu, puis ça s’enfle de peaux, les polyrythmies se développent, l’ambitus s’élargit. Au milieu du morceau, fausse fin et reprise très africaine sous le signe du djembé, une mélodie apparaît, les aigus reviennent dans un tableau impressionniste, final en “fade out” dans les graves, on suit les musiciens avec plaisir tout au long du morceau.

« Bean Bag » aussi tient bien ses promesses. Un motif répétitif joué par Rolando Lamussène à la mbira (autrement dit la sanza, la kalimba, bref : le piano à pouces), des gongs et des grosses caisses coloristes, puis un grave groove de toms et de peaux qui s’arrête sur un faux exercice de batterie pour école de musique : grosse caisse et charley. Bataille de percussions, djembé contre batteries… qui gagne ? La musique. Et un final qui rappelle les camions de percussionnistes dans les carnavals antillais. Gros, gros son, jouissif et sans complexe.

Le final de « Big Bertha » est un pur concentré d’énergie ; « Shweet My Brooh » commence par un solo qui débouche dans une confrontation jubilatoire. La transe fonctionne à fond, pour peu que vous ayez mis le son assez fort. La mélodie est toujours présente - notamment sur « Bondage » -, et ce n’est pas la moindre des qualités de cet album : ne pas la confier à la mbira pour solde de tout compte, ne pas la reléguer au second plan. Non : tous les musiciens s’y mettent et démontrent que les peaux, les métaux, le bois savent chanter pour peu qu’on les écoute.

Il y a aussi des moments moins forts. La chansonnette africaine de « Big Bertha » agrémentée de mbira permet de relâcher la tension mais le contraste est peut-être un peu brutal. « Yasmine » emprunte plus au “drumming” contemporain : cymbales jouées à l’archet, masses de son, tableau peint à grands coups de brosse, le rythme fait place aux couleurs et à un discours plus abstrait qui paraît moins convaincant. « Hit hat » souffre d’une construction trop conceptuelle et, finalement, assez faible et banale.

Les réussites de l’album sont dans les morceaux où chacun devient catalyseur de l’ensemble, faisant oublier la complexité des superpositions rythmiques et la construction savante des morceaux. Dans les moments où l’on assiste dans l’ivresse des peaux à la naissance d’une langue commune aux quatre musiciens. Une langue qui remonte très loin dans l’histoire de l’homme : aussi loin que la naissance du rythme sur une peau tendue ou un tronc d’arbre évidé.