Scènes

Chroniques stambouliotes 3 : Istanbul Jazz Festival

L’Istanbul Jazz Festival, qui a commencé avec la « Tünel Feast » évoquée dans le deuxième volet de ces chroniques, se poursuit tout le mois de juillet dans différents lieux de la ville.


L’Istanbul Jazz Festival, qui a commencé avec la « Tünel Feast » évoquée dans le deuxième volet de ces chroniques, se poursuit tout le mois de juillet dans différents lieux de la ville. Amphithéâtre, musée ou salon, le festival accueille du jazz, du rock de la pop, de la world… Une ribambelle de stars américaines défile devant un public depuis longtemps acquis, tandis que de jeunes groupes turcs se font une place sur une scène européenne. Entre les deux, le concert de Javier Limón, réunion de chanteuses méditerranéennes, est devenu le prétexte de conflits nationalistes.

Paul Simon, Marcus Miller, Dianne Reeves

C’est à l’immense amphithéâtre en plein air de Harbiye, quartier situé non loin de la place centrale Taksim, que se produisent les stars, telles que Jamie Cullum ou Joss Stone. Jazz ou moins jazz, ces concerts rassemblent des foules enthousiastes autour de répertoires souvent rodés depuis longtemps. Pour Paul Simon par exemple, le public se divise en deux catégories : ceux qui connaissent toutes les paroles de toutes les chansons par cœur et ceux qui veulent entendre « Sound of Silence ». Le chanteur et guitariste finit par céder, au rappel, et livre ce qui est peut-être sa meilleure performance de la soirée : métamorphosé, ce célèbre morceau prend de l’ampleur grâce à la nudité de l’interprétation, la voix vieillissante de son co-compositeur, et sa volonté de casser son aspect lisse. Résultat : il sème en chemin le chœur des spectateurs, moitié par lassitude, moitié par malice. Pour le reste, de « 50 Ways To Leave Your Lover » à « Slip Slidin’ Away » en passant par « Still Crazy After All These Years », Paul Simon reste fidèle à Paul Simon.

Marcus Miller © Ilgin Erarslan Yanmaz

Chez Marcus Miller, il s’agit cette fois d’un « Tribute to Miles Davis » à l’occasion des 20 ans de sa mort, aux côtés de deux autres musiciens de marque qui l’ont bien connu : Herbie Hancock et Wayne Shorter. Au-delà de la virtuosité incontestée de ces maîtres, on a du mal à souscrire à leur discours : comment rester fidèle, en lui consacrant un hommage, à quelqu’un qui ne cessait d’enjoindre les autres à aller de l’avant ? Miller contourne la difficulté en imaginant la bande-son que Miles aurait écrite aujourd’hui… Des tubes, donc, comme « Someday My Prince Will Come », mais aussi des compositions/improvisations qui doivent beaucoup au dernier Miles et ont peut-être du mal à sortir de ses ornières - en admettant qu’elles le veuillent !

Dianne Reeves enfin, fait salle comble, avec ses deux « sisters » Lizz Wright et la sud-africaine Angélique Kidjo. Attentives les unes aux autres, avec un respect et une amitié touchantes, ces trois « femmes puissantes » prennent le micro tantôt ensemble tantôt tour à tour, pour un hommage aux plus grandes figures féminines du chant militant, de Tracy Chapman à Billie Holiday en passant par Miriam Makeba ou Odetta – sans oublier des musiciennes plus actuelles, telles que Lauryn Hill ou Erykah Badu.
Un projet engagé, porté par des fortes têtes aux styles très différents. Grande dame élégante et calme, très habitée, Dianne Reeves en impose par sa voix très maîtrisée et sa connaissance profonde et personnelle des grands classiques du blues, de la soul et du jazz. A ses côtés, Lizz Wright, sculpturale en longue robe rouge et talons argentés, installe un climat tout en sensualité. Silencieuse pendant tout le début du concert, Angélique Kidjo se pose en contrepoint : survoltée, explosive, elle danse avec un enthousiasme contagieux, accompagne chacun des musiciens de halètements rythmés, et descend dans la foule danser avec des spectateurs ravis.

Wayne Shorter © Mehmet Bilgi n

De la pop turque à la pop anglaise

Dans l’ombre des grands noms, le salon IKSV accueille des groupes turcs et leurs invités européens : Serdar Barçin et Ibrahim Maalouf, Ferit Oldman Quintet et Stefano Di Battista ou encore Alp Ersönmez et Bugge Wesseltoft. Tous les styles sont représentés : funk agrémenté d’électronique (Alp Ersönmez, que l’on retrouve à la basse dans les Istanbul Sessions d’İlhan Erşahin, dont on reparlera ici), trio classique piano-contrebasse-batterie (Selen Gülün), ou pop électrique avec 123. On nous l’a peut-être expliqué en turc, mais l’absence de l’invité prévu, Arve Henriksen, demeure un mystère. Porté par la chanteuse Dilara Sakpinar, le groupe 123 navigue en eaux calmes, nuancées par les couleurs du vibraphone d’Amy Salsgiver. Le show est réussi mais la musique passe vite.

C’est au bord du Bosphore, dans la cour de l’Istanbul Modern (musée d’art contemporain de la ville, unique et fourni), que l’autre concert pop a lieu. Patrick Wolf arrive de Grande-Bretagne avec un jour de retard, un nouveau disque dans ses valises, Lupercalia, et une grande mèche qui vire du roux au vert selon la lumière. Le concert est ramassé, les musiciens concentrés : violon, harpe, saxophone partagent la scène avec les habituelles basse et batterie. Pour les fans, c’est une petite déception : pas de tubes ce soir. Mais, tout de même, des orchestrations efficaces et une bête de scène, comme il se doit. Icône gay, Patrick Wolf attire un public ciblé. Existe-t-il une icône gay turque ? « Non », explique une jeune femme. « Tarkan est gay, ça se voit comme le nez au milieu de la figure, mais jamais il ne l’avouera. C’est impossible en Turquie. » Tarkan, c’est LA superstar turque, un mélange de pop et de musique orientale parfois assez indigeste, et dont le bassiste est… Alp Ersönmez.

Mujeres de agua ou la rage nationaliste

Le même soir, de l’autre côté d’Istanbul, le guitariste espagnol Javier Limón présente au public de l’Istanbul Jazz Festival un ambitieux projet : rassembler, le temps d’un concert, le meilleur des voix féminines méditerranéennes. Ces femmes de l’eau, qu’elles soient grecques, israéliennes, espagnoles, turques… se donnent rendez-vous sous le signe des correspondances entre les cultures. Aussi cosmopolite que doué, l’ensemble de Limón les accompagne avec brio tandis qu’elles se succèdent sur scène [1].

Javier Limón/S. Carrasco © Fatih Kucuk Baris Cebin

Le concert commence avec Montse Cortes, Sandra Carrasco et La Shica, trois chanteuses de flamenco, secondées par Limon à la guitare, les frères Porrina aux percussions, Ivan « Melon » Lewis au piano, et surtout le très jeune Ali Amr au quanun, cet instrument à cordes pincées que l’on voit partout dans les rues d’Istanbul. Un duo vocal envoûtant se tisse entre ce dernier et La Shica, entrelaçant les sons du maghreb au tragique du flamenco.
Arrive ensuite sur scène, en longue robe blanche, la chanteuse kurde Aynur Doğan, très chaleureusement accueillie par le public. Sous des applaudissements enthousiastes, elle entame une lancinante ballade turque. Etrange et gutturale, sa voix très particulière, populaire à Istanbul, a été choisie par le réalisateur Fatih Akin pour représenter les sonorités de la ville dans le documentaire Crossing The Bridge, The Sound of Istanbul : peu étonnant que le public soit si réceptif. Mais, à la seconde chanson, tout bascule : le public soudain furieux interrompt le spectacle par des huées et sifflets. Beaucoup se lèvent, certains se dirigent vers la scène et invectivent les artistes, d’autres quittent les lieux… Quelqu’un va jusqu’à jeter un coussin en direction de la jeune femme. Mais une moitié du public prend le parti de la chanteuse et l’applaudissent pour l’encourager à reprendre. Les musiciens tentent de recommencer à jouer, mais doivent céder sous la pression et la chanteuse quitte la scène, dépitée.

Mujeres de Agua © Emre Mollaoglu

Alors que le chaos ambiant augmente, nos voisins, des quadragénaires turcs qui semblent dépassés par les événements, nous expliquent avec une certaine lassitude que la ballade qui a déclenché tant de colère était en kurde. Deux jours plus tôt, treize soldats turcs ont été tués par des séparatistes kurdes du PKK : l’événement a réveillé une violence latente. Voir ce public de jazz plutôt jeune, éduqué, relativement aisé réagir de façon aussi radicale est très surprenant. On imagine mal, en France, le public d’un festival manifester un patriotisme aussi exacerbé, ou protester face à une chanson en breton ou en corse… Un amalgame entre patrimoine culturel et terrorisme qui en dit long sur la persistance du nationalisme en Turquie.
« Mes musiciens viennent de Cuba et d’ailleurs, ils n’ont rien à voir avec ce conflit » explique Javier Limón pour calmer le public en furie, « nous aimerions continuer le concert, si vous le voulez bien ». Il est très difficile pour la chanteuse suivante, la guinéenne-espagnole Buika, d’entrer à son tour : elle entame une mélopée en espagnol, douce et langoureuse, les yeux fermés, crispée à l’idée de devoir donner une performance face à mille personnes très agitées. Elle doit malheureusement s’interrompre, elle aussi : ceux qui sont partis furieux se sont massés à l’entrée et ont entamé l’hymne national turc. Quand la sécurité réussit à disperser les fauteurs de troubles, la chanteuse peut reprendre ; sa voix, rauque, intense, très habitée, finit par avoir raison de la colère de l’auditoire. Le concert se poursuit dans une atmosphère de tension mal maîtrisée.

Javier Limón/Buika © Baris Cebin

La diva Rita, chanteuse israélienne très aimée du public, entre en scène. Perchée sur des talons vertigineux, elle électrise le public de sa voix puissante. Lui succède ensuite la Grecque Glykeria, très populaire dans son pays et longuement acclamée, mais la fatigue de ces deux éprouvantes heures et demie de représentation est palpable. On sent les musiciens las – le public aussi. Quand le concert s’achève, l’immense amphithéâtre est déjà à moitié vide ; un « bis » est réclamé sans réel enthousiasme. C’est sur une impression mitigée que l’on quitte ce concert pourtant exceptionnel en termes de talent et de diversité. Le constat est amer : le pari de Javier Limón - démontrer par la musique qu’un dialogue est possible entre les cultures -, a été brutalement perdu face à l’intolérance nationaliste.
Quelques jours plus tard, une manifestation sera d’ailleurs organisée dans les rues d’Istanbul en soutien à Aynur Doğan, qui a déclaré à la presse ne pas comprendre la réaction agressive de ses auditeurs. « Les chansons que je devais chanter étaient toutes des chansons d’amour. […] Je suis très triste que ces choses se produisent encore en Turquie » [2]. Si le public ne peut tolérer qu’elle chante dans la langue de sa région, alors même que ses paroles n’ont pas de contenu politique, c’est bien la preuve violente que le conflit est à vif.

À suivre la semaine prochaine : le saxophoniste İlhan Erşahin et son label Nublu, et un entretien avec le chanteur et multi-instrumentiste Arto Tunçboyacıyan.