Scènes

Errobiko Festibala, 27e du nom

Le thème de l’année est « faire orchestre ». Orkestra osa, en basque. Ce phénomène par lequel plusieurs personnes qui jouent ou chantent ensemble deviennent plus que la somme des individus présents : un orchestre.


Errobiko Festibala © Pierre Vignacq

Passage de flambeau réussi pour le festival emblématique d’Itxassou.
Créé par Beñat Achiary et Maite Etchemendy, il a maintenant pour directeur artistique leur fils Julen, chanteur et percussionniste qui, au fil des années, s’est fait plus qu’un prénom : une place à lui, singulière, dans le tout-monde de la musique et du chant.
Le thème de l’année est « faire orchestre ». « Orkestra osa », en basque. Qu’entendent-ils par là ? Ce phénomène par lequel plusieurs personnes qui jouent ou chantent ensemble deviennent plus que la somme des individus présents : un orchestre.

Autant vous prévenir tout de suite, Errobiko Festibala a depuis toujours le don de me rendre lyrique. Bien sûr, d’autres le trouveront détestable, voire suspect : dès qu’on se mêle de voix et de souffle – l’un des principaux ressorts du festival – on est amené à utiliser des concepts qui sortent un tant soit peu de la sèche rationalité et s’aventurent du côté des symboles, des émotions, de la force vitale. Soyons donc lyrique.

Tout commence jeudi 20 juillet avec la palabre-spectacle de 17 heures. Qu’on l’appelle palabre – en revendiquant la dignité africaine d’une pratique que méprisaient les colons – ou solasaldi en euskara, c’est une des constantes ici : loin des habituelles « tables-rondes » qui ne sont que conférences à plusieurs, ces moments consacrent l’égalité de rang entre artistes et spectateurs. Ce jeudi, joueurs de txalaparta et chanteurs basques et géorgiens témoignent qu’on ne peut faire de musique qu’avec ceux qu’on aime, mais qu’aussi, faire de la musique ensemble, c’est parfois apprendre à s’aimer. Cela se finit par un chant où se mêlent les voix du public, sur des notes tenues, et celles des solistes basques et géorgiens. Ce qu’on éprouve se rapproche assez du sublime.

Kimu Txalaparta
© Diane Gastellu

On prend son repas sous le préau d’Atharri, à l’une des longues tables qui rassemblent, là encore, public et musiciens, puis l’on entre dans le saint des saints, le trinquet [1] où ont lieu les concerts majeurs de chaque soirée.

Kimu Txalaparta ouvre le bal : appels de conque et ttakun [2]. Le premier morceau est de facture classique ; le second, plus mélodique et plus libre dans la forme, avec quatre madriers, est une improvisation jubilatoire, d’une grande richesse rythmique et harmonique, tout en nuances et en changements de tempo.

Vient alors Kimilia  : l’ensemble, formé des deux chanteurs géorgiens Zura Andguladze et Koka Khijakadze et de la Française Zoé Perret, est augmenté pour la circonstance de nombreux chanteurs basques parmi lesquels on reconnaît les Achiary père et fils, Maddi Oihenart, Jon Itçaina et bien d’autres. Tout ce beau monde (ce beau tout-monde) a mis au point en quelques jours de résidence un répertoire audacieux qui mêle chants basques et géorgiens. Les correspondances entre les deux traditions sont déjà connues [3] mais ne manquent pas de surprendre. Les improvisations collectives, le chant diphonique ajoutent une touche de piment (autre point commun entre Géorgie et Euskadi) à un concert qui se termine par un morceau jubilatoire et d’une rare complexité, fait d’appels et de réponses, qui nous laisse abasourdis et heureux. Un triomphe.

Changement de plateau, un verre de cidre basque et on revient pour Nout. C’est, en formule trio, une autre déclinaison de l’univers de Delphine Joussein, vue et entendue avec Moby Duck à Luz Saint-Sauveur. Ça démarre très rentre-dedans comme souvent chez Joussein, ça s’apaise un peu avec un long solo de flûte et puis ça repart. Dans un flash, je note « John Bonham à la batterie, Jimi Hendrix à la harpe et Carlos Santana à la flûte ». Mais tout cela en 2023, avec encore plus d’électronique et des références cartoonesques en veux-tu en voilà, et puis ce sont trois dames : Rafaëlle Rinaudo est aux cordes et Blanche Lafuente aux fûts. Décoiffant.

Il est déjà passé minuit, les plus réveillés termineront la nuit sous la tente dite « des Batoutos » et il paraît que c’était grand.

La tente des Batoutos, reflet d’Atharri
© Pierre Vignacq

Vendredi 21, nouvelle palabre pour commencer l’après-midi, où l’on apprend entre autres qu’en basque, une seule lettre change entre le temps et l’endroit, entre le lieu et l’instant, entre le souffle et le son. On aborde le caractère sacré du cercle, la pertinence ou non de l’amplification, de la disposition frontale entre artistes et public. On regrette l’ancienne connivence entre l’auditoire et les musiciens qui s’est perdue lorsqu’a été introduite une division des tâches entre public et artistes : moi je joue, toi tu applaudis.

Sous la tente, Rèder Nouhaj nous attend, immobile, coiffé de lierre. Il s’anime peu à peu et, moitié mime, moitié comédien, moitié musicien [4], changeant de costume et d’accessoires à chaque morceau, sans paroles, jouant parfois avec les bruits ambiants, il fait naître avec ses crin-crins en tous genres une émotion tendre et joyeuse, poétique, empreinte d’enfance. Le violon de Chagall n’est pas loin : c’est naïf au bon sens du terme, essentiel et enraciné.

Aèdes lui succède. Les voix de Lutxi Achiary (la cousine) et Thomas Baudoin s’entrelacent sur des chansons béarnaises traditionnelles… mais pas tant que ça, accompagnées par leurs tambourins à cordes et leurs grelots aux chevilles. Le concert agréable et enlevé se termine par un morceau reprenant les paroles de l’indéboulonnable « Se canto » sur une mélodie revisitée.

Yellel - Compagnie Hors Série
© Pierre Vignacq

La soirée s’ouvre avec un ballet de la compagnie Hors-série, dirigée par Hamid Ben Mahi, un habitué de la maison. Yellel, c’est le nom du village de son père, où il n’est jamais allé. Six danseurs sont sur scène : une fratrie. À chacun des six la question se pose : où est mon identité, dois-je m’accrocher à celle d’ici ou me cramponner à celle de là-bas ? Chacun des six répond à sa manière, entre douleur de l’écartèlement et aspiration à l’appartenance, à la fraternité. Tous les six la trouveront dans l’amour de la vie et l’exultation des corps, par-dessus les différences. Un spectacle bouleversant et généreux qui croise danses urbaines et tradition et qui parle avec franchise, avec intégrité.

Aztarnak (les empreintes), qui suit, a du mal à faire entendre sa petite musique après la tempête qui l’a précédé. C’est pourtant un beau projet délicat qui réunit le quatuor à cordes de Marina Beheretche, un piano, une plasticienne-danseuse et des musiciens traditionnels (Paxkal Indo et Paxkalin Chabaño, txalaparta et Mixel Etxekopar, chant, flûtes, percussions) autour de musiques traditionnelles et classiques de compositeurs basques. Mais nos têtes bouillonnent encore, longtemps après la fin de Yellel.
Loin après minuit, les Batoutos dansaient encore mais j’étais déjà partie.

Aztarnak - Arantxa Lannes, Joachim Bouillier
© Pierre Vignacq

Samedi, dernier jour.
Sous le chapiteau, le duo Rokhs (« visage » en persan) nous offre un duo/dialogue tout en subtilité et, on le devine même si l’on ne comprend pas les paroles, en complicité. Ils nous expliquent qu’ils jouent la musique des cours persanes des XIV et XVe siècles, avant que les persécutions ne s’abattent – déjà – sur les musiciens au XVIe. Les gammes non tempérées, à micro-intervalles, charpentent des pièces monodiques (l’harmonie n’existe pas dans cette tradition) structurées un peu comme des chansons ou des épopées.

Suit le trio d’Eténèsh Wassié, Sébastien Bacquias et Mathieu Sourisseau. Je vous ai déjà parlé à de nombreuses reprises d’Eténèsh, de son incroyable abattage, de sa voix claire et fêlée à la fois, je vous ai dit et redit l’incandescence de cette Piaf éthiopienne qui ne craint pas de frotter les chants azmaris aux influences rock alternatif de ses deux complices très affûtés. Que dire encore sinon qu’il faut aller les voir toutes affaires cessantes, même si ça vous demande un détour. L’assistance épatée en redemande, ce sera un court rappel a cappella, prenant.

Il est temps de revenir au trinquet d’Atharri pour la toute dernière soirée.
Red Desert Orchestra entre en scène et il y a du monde sur le plateau. Ève Risser dirige depuis le piano, que la sonorisation ne me permet d’entendre que par intervalles. L’orchestre rassemble la fine fleur du jazz européen et un aréopage de musicien.ne.s africain.e.s ; si cela commence tout doucement par des chromatismes et des pleurs de saxophones (Alexandra Grimal et Lionel Garcin), très vite arrive le groove. La cheffe d’orchestre danse auprès de son piano, ça danse dans les gradins sur une longue vamp des deux balafons (Mélissa et Ophélia Hié). La direction assez évasive d’Ève Risser n’empêche pas la mayonnaise de prendre. Mention spéciale de ma part à Tatiana Paris, guitariste inébranlable. Le public en redemande et sera gratifié d’un bis en dépit de l’heure très tardive.

Djé Balèti & la Vespa Cougourdon
© Pierre Vignacq

Le dernier concert d’Errobiko Festibala est toujours festif, coloré et bruyant. Djé Balèti & la Vespa Cougourdon confirment la règle. J’avoue avoir reculé devant le volume sonore, les costumes bariolés, le public rapidement agglutiné autour de la scène pour danser. J’ai eu tort, paraît-il, d’autant qu’Eténèsh Wassié s’est invitée sur un morceau ; c’est mon autostoppeur du lendemain qui me l’a raconté. On a toujours tort de céder à ses a priori.

Le festival s’achevait comme chaque année, dimanche matin, par une randonnée artistique en montagne. J’étais déjà repartie sur l’autoroute. Agur Errobiko Festibala, eta laster arte.

par Diane Gastellu // Publié le 15 octobre 2023

[1Salle de jeu de pelote basque en intérieur.

[2Figure de base du jeu de txalaparta, dont vous trouverez la description dans le Wiktionnaire.

[3A titre d’exemple, l’un des tubes de l’emblématique groupe basque Oskorri, « Topa Dagigun », est basé sur la mélodie d’un « chant de paix » géorgien.

[4Oui, je sais, ça fait 3 moitiés. C’est bien le moins.