Scènes

Gaume Jazz Festival, la recette du bonheur

La Gaume est un territoire belge, en pointe au sud, bordé par la France et le Luxembourg.


Au nord, c’est Liège. Au sud, c’est Metz. Plus lorraine que wallonne, la Gaume tient à sa spécificité.
De fait, la 39e édition du festival Gaume Jazz prouve une chose : c’est qu’il est possible de maintenir un festival exigeant, populaire, pérenne et qui rassemble des centaines de personnes dans un territoire rural et forestier. Les exemples de ce type ne sont pas si nombreux : en comparaison, on pense à Malguénac en centre Bretagne ou Mens Alors ! dans l’Isère. Mais la fréquentation de Gaume Jazz est tout autre et bien plus importante.

La grande scène vue du parc et l’église de Rossignol @ Gérard Beckers

L’emplacement, dans le village de Rossignol, est à lui seul une partie non négligeable de ce succès. Le Parc Tiers-Lieu de Rossignol-Tintigny (qui abrite aussi les bureaux des Jeunesses Musicales du Luxembourg Belge et d’autres associations) est un ensemble clos dans lequel sont installées deux grandes scènes de plein air, un espace bar-restauration et des guérites de toute sorte. Les bâtiments permanents abritent la cantine pour les musicien.ne.s et les bénévoles (nombreux et indispensables) ; on trouve également un théâtre de 160 places (si vite rempli qu’il faudra faire deux fois certains concerts), un parc et un bois pour se promener. Autant dire qu’une fois à l’intérieur de cet ensemble, nul besoin d’en sortir.

des enfants de 4 à 14 ans qui vont s’initier et pratiquer le jazz avec des intervenants

C’est pourquoi l’on trouve beaucoup de familles venues passer un bon moment à écouter du jazz, boire de l’Orval (la brasserie est à une vingtaine de km) et laisser leurs enfants courir.

Les concerts de la journée sont payants et le final de chaque soir est gratuit, les portes sont grandes ouvertes. En plus de la programmation dans le lieu, il y a une série de concerts dans l’église de l’autre côté de la rue ainsi qu’une programmation Off qui court sur 15 jours dans les villages environnants.
Le Gaume Jazz est lié aux Jeunesses Musicales du Luxembourg et s’appuie sur deux stages avec des enfants de 4 à 14 ans qui, toute l’année, vont s’initier et pratiquer le jazz avec des intervenants pour présenter sur l’une des scènes du festival un concert très suivi. Cette année, un hommage à Nino Ferrer a vu ces 200 « P’tits Gaumais du jazz » chercher Mirza avec conviction.
Jean-Pierre Bissot, le directeur du festival, a su également nouer les partenariats essentiels pour soutenir la création et inviter quelques professionnels étrangers, comme le directeur artistique du Budapest Music Center et Citizen Jazz. En tout, 120 artistes venus de 10 pays vont jouer sur 5 scènes pendant 3 jours.

Manu Hermia Freetet @ Gérard Beckers

Bien entendu, la couleur dominante est le jazz belge. En premier lieu, parce que le saxophoniste bruxellois Manu Hermia est titulaire d’une carte blanche et qu’il présente son Freetet, l’Orchestra Nazionale della Luna et un duo avec Christine Ott - son programme « From Raga to Rajazz » dont il parlait récemment dans nos colonnes.
Le Freetet démarre fort avec une reprise secouée de « Le Temps des Cerises » en chorale free, et enchante le grand chapiteau bien rempli de cette musique roborative dont Samuel Blaser au trombone se régale visiblement. Le concert de l’Orchestra Nazionale della Luna sera pris d’assaut et il faudra un second set pour contenter tout le monde. De même, la jauge de la petite église du village ne permettra pas à tou.te.s d’assister aux concerts. Le duo avec Christine Ott est un moment suspendu [1]. La musique sonne étrangement dans cette petite nef, on n’entend pas la même chose selon la place qu’on y occupe. Christine Ott – en plus d’être l’une des rares musiciennes programmées - est la spécialiste des ondes Martenot, un instrument qui préfigure les synthétiseurs mais qui se joue à la main, au fil, pour produire une sonorité envoûtante. Les mélismes de la flûte et des ondes s’enroulent et envoûtent le public, et tout semble flotter.

Mamie Jotax @ Gérard Beckers

Les souffleuses françaises sont chez elles à Rossignol : la clarinettiste Hélène Duret est invitée à jouer avec son groupe Synestet et joue un solo matinal dans la nature et les saxophonistes Camille Maussion et Carmen Le François (Mamie Jotax) vont se produire dans l’église et sur un marché.

L’église est pleine pour Mamie Jotax et le concert commence avec l’une devant l’autel et l’autre perchée à l’orgue. Le mouvement fait partie du spectacle qui comporte en plus beaucoup de jeu de scène et de paroles. Hélas, l’acoustique de l’église ne porte pas la voix et tout le contexte échappe au public passé le 3e rang.
Hélène Duret, de bon matin, nous donne rendez-vous dans un lieu atypique et magnifique : le Centre d’Art Contemporain du Luxembourg belge, un ensemble qui comprend la ruine d’une immense ancienne forge, le bureau attenant et une structure en containers qui accueille des expositions. Le tout en bord de rivière et moulin à eau, bucolique.
C’est dans l’un des containers-salle d’expo, au milieu des œuvres que la clarinettiste se lance dans un solo à la clarinette basse, enrichi du bruit de l’eau qui coule sur le toit (une installation aquatique). Un solo très mélodique et musical, avec des effets discrets de souffle, de bruits de clés et une grande maîtrise dynamique.

Hélène Duret @ MJ

La seconde partie se déroule dans les ruines de la forge, en plein air et devant une cinquantaine de personnes, elle déroule une douce mélopée à la clarinette, envoûtante.
Plus tard, avec son groupe Synestet, devant la petite salle du théâtre, comble, on entendra une musique très polyphonique, avec peu d’envolées solistes. Un son de groupe aux arrangements serrés, sur lequel toute l’attention est portée. Un succès.

La programmation diversifiée donne la part belle aux explorations métissées. C’est ainsi qu’on entendra le duo Renaud García-Fons et Claire Antonini dans l’église pleine à craquer d’où résonnent les accents médiévaux et orientaux du théorbe et de la contrebasse, le trio du pianiste Daniel Garcia - qui porte toute l’école du post-bop énergique épicé d’accents hispaniques et cubains, le groupe suédois des années 80 de la pianiste Elise Einarsdotter qui joue un come-back scandinave, le groupe de François Poitou qui invite Pumpkin - présentée comme rappeuse – pour un concert populaire et festif et enfin le duo hongrois de Tamara Mozes et Zsolt Kaltenecker qui présente un répertoire entre envolées vocales acérées et reprises pop…

Chris Joris @ Gérard Beckers

Côté belgitude, le public gaumois a été servi.

C’est d’abord le fameux Brussels Jazz Orchestra qui s’installe sur scène pour le programme « Hymne à Serge Gainsbourg ».
Puis le percussionniste et pianiste Chris Joris (71 ans), musicien historique belge, grand amateur et précurseur des mélanges jazz et musiques du monde, en trio ici avec des cordes.
Le trio Grande « le plus petit big-band du monde » est venu présenter le nouveau répertoire devant une salle bien remplie, avec Michel Massot en grande forme et un invité pétillant, le trompettiste Christian Altehülshorst.
Et enfin, la figure tutélaire du guitariste Philip Catherine qui vient fêter son 80e anniversaire devant un public qui n’a pas hésité à faire une longue file qui sortait presque du Tiers-Lieu pour assister à ce concert.
Chaque soir, le final gratuit avait fonction d’exécutoire dansant et festif, Blondy Brownie Trio, Daïda (groupe masculin de revival fusion) et Next.ape, un projet festif avec le clavier luxembourgeois Jérôme Klein et la chanteuse hongroise Veronika Harcsa.

L’année prochaine le festival fêtera sa 40e édition, centrée sur la thématique de l’ouverture : abattre les murs entre les gens, les cultures, les musiques ! Gaumer les frontières, en quelque sorte, selon les mots de Julie Bissot, qui s’occupe de la communication du festival. Rien d’étonnant quand on voit le public de Gaume qui vient de trois pays, avec des habitants locaux qui sont invités au festival et une programmation internationale qui n’a pas à rougir. Il y a là quelques ingrédients de la recette du bonheur.

par Matthieu Jouan // Publié le 3 septembre 2023

[1Et enregistré sur place, car il fait l’objet d’un disque à venir chez Igloo Records