Scènes

Jazz à Porquerolles : l’île des possibles

Compte-rendu de deux soirées au Festival Jazz à Porquerolles


Assister à quelques soirées à Jazz à Porquerolles a quelque chose du privilège, ce qui n’est pas sans mettre le chroniqueur citoyen sur la sellette. Pourtant, le festival n’en revêt pas moins des aspects d’utopie, offrant à rêver à l’écart des usines à spectacles continentales. Comme une expérience sensorielle et sensible rehaussée par un parfum d’émancipation.

10 juillet, la soirée du Parrain

L’accueil en fanfare, le dévouement des bénévoles, les master-class et ateliers pour minots de sept à soixante-dix-sept ans dans un environnement d’exception : tout cela joue bien sûr. Sans négliger la direction artistique, assurée avec toute la science et la bienveillance musicale de Franck Cassenti, inlassable jazzfan et producteur de certains des meilleurs documentaires sur le genre. C’est d’ailleurs lui qui introduit la soirée où, comme chaque année, se produit Archie Shepp. Accompagné par Hamid Drake à la kalimba, sur fond de mistral et de cigales, il rappelle son premier contact avec le militant saxophoniste, parrain de l’évènement. Lui proposant, en 1982, de réaliser un film, Shepp lui répondit : « Je n’aime pas le mot « jazz », ça vient des bordels de la Nouvelle-Orléans ».

Mais alors, cette main gauche si souple et ferme du pianiste Carl-Henri Morisset, n’est-elle pas trempée dans le meilleur du swing ? De fait, le jeune pianiste parisien et le vieux briscard étasunien entament un dialogue des plus poignants sur des standards éternels. En cette île provençale, « Harlem Nocturne » fend le cœur, évidemment. Ah ce vibrato de Shepp : son jeu de saxophone, entre tendresse et révolte, n’a plus rien à prouver. Les feuilles du figuier majestueux du fort Saint-Agathe en frémissent d’extase. Archie Shepp, en vénérable architecte musical, donne à la matière musicale la forme d’un château dans le ciel. Et lorsque, chantant, il se fait crooner, on le sent plus amoureux que jamais. Quand, s’emparant du gospel « Sometimes I Feel Like a Motherless Child », il est comme possédé.

Archie Shepp (Michel Laborde)

La deuxième partie de cette soirée « sheppienne », consacrée à « Art & Spiritual Songs », se présente sous la forme d’un big band, pour partie échappé de l’aventure d’Attica Blues revisité. Ainsi de la présence de Marion Rampal, de la Compagnie Nine Spirit (dirigée par Raphaël Imbert), devenue ici chef de chœur et assurant la fonction avec une intensité vocale et spirituelle particulièrement enlevée. Avec une mention spéciale pour le jeune trompettiste Olivier Miconi, local de l’étape, qui se voit décerner moult solos, quelques belles occasions de dialogue musical épicé avec son « parrain » et surtout une coda d’anthologie puisqu’il lui appartient de conduire l’orchestre jusqu’à l’acmé de « The Cry of My People » par les inflexions de son jeu. Un répertoire certes connu et reconnu mais qui n’en prend pas moins toujours valeur de manifeste, en particulier lorsqu’Archie Shepp dédie un morceau à sa mère (le funkyssime « Mama Too Tight »), rappelant au public que sa propre grand-mère est née esclave.

11 juillet, un final entre spiritualité et danse

Le trio de Yonathan Avishai déverse des mélismes d’une rare intensité. Une délicatesse sans pareille, avec un art suprême du silence conquiert le public. Les compositions du pianiste leader, qui se retrouvent sur l’album désormais paru sur ECM, regorgent du groove le plus universel, empruntant là au swing, ici à l’univers mandingue, et bien souvent à l’enfance. Son jeu si nuancé s’immisce dans les propositions d’une rythmique aux accents plus que bienveillants. Quand, au détour d’un chorus il emprunte quelque chemin bluesy, c’est pour mieux revenir à quelque comptine, soutenu par le jeu aérien de Donald Kontomanou (formidable aux cymbales), et par la contrebasse poétique de Yoni Zelnik. L’interplay développé par ce trio se bonifie dans l’espace insulaire, au point que le leader devait déclarer : « On n’a pas tous les jours l’occasion de jouer si près de la terre, de la mer et même du ciel, nous qui jouons habituellement dans des salles, des clubs, des boîtes, et qui répétons dans des caves ».

Fin de festival avec le collectif sud-africain BCUC, un ensemble de voix et percussions qui hurle la douleur du Soweto post-apartheid. Ce n’est pas du jazz ? Et alors ? Le public des premiers rangs, assis, finit par s’entendre crier « debout » (ce public qui parfois hurle « assis » à ceux qui veulent danser) par les spectateurs du fond et finit par se laisser entraîner dans une danse aux parfums d’émeute.