Scènes

Porquerolles, insulaires de jazz

Compte-rendu de trois soirées au festival Jazz à Porquerolles 2022


Jason Moran, Archie Shepp, Michel Bénita, Olivier Miconi (Aucepika photographe)

En franchissant le bras de mer qui sépare le continent de l’île emblématique du littoral varois, on se demande quelle mouche a pu piquer Alain Damasio pour en faire le théâtre d’une bataille homérique, prélude à une révolution future dans son roman « Les Furtifs ». Et si c’était l’esprit du festival de jazz qui se déroule là depuis 21 ans ? On sait les engagements en faveur de l’émancipation tous azimuts de son président-fondateur Franck Cassenti, et, quelque part, cet humanisme vibre dès que l’on croise les premiers membres de l’équipe, en l’occurrence les bénévoles qui attendent les spectateurs sur le continent. Ces ondes positives sont évidemment le fruit d’une programmation exigeante et sensible. En plus, cette année, les concerts avaient de nouveau lieu dans la cour du fort Sainte-Agathe, vénérable bastion défensif dont les murailles ont quelque chose d’un esprit de résistance.

Leloil Brass Band (Aucepika photographe)

Sur le port de l’île, dans les rues du village et sur le chemin escarpé qui mène au Fort, des brass-bands jalonnent les parcours du public. On se délecte notamment d’un ensemble conduit par le trompettiste marseillais Christophe Leloil.

Danyel Waro (Aucepika Photographe)

11 juillet : La Réunion est là !
Danyel Waro et ses compères de tournée investissent la scène avec leurs percussions et juste un ukulélé basse pour une grosse heure de maloya. Avec sa voix de tête et sa force de conviction poétique, l’éminent Réunionnais se met complètement au service d’un répertoire forgé par des siècles de résistance créole. Rappelons que le maloya et ses instruments, tel le « cayamb » et le « roulèr », furent prohibés jusqu’en 1980 car issus du marronnage, cette lutte des esclaves pour échapper à l’enfer des plantations. Le chanteur, fils d’une famille de prolétaires blancs, n’a eu de cesse de redonner ses lettres de noblesse à ces chants de libération, renvoyant aux « zorèys » et aux puissantes familles blanches de l’île un message de dignité issu des bas-fonds insulaires. Prolétaires créoles de tous les pays, unissez-vous. L’émotion est au rendez-vous, jusque dans quelque inclination grivoise tout à fait délicieuse. Car pour Waro et ses musiciens, il ne peut y avoir de résistance sans sensualité. Impossible de rester assis, évidemment.

En seconde partie de soirée - à Porquerolles, l’ordre des priorités scéniques semble inversé, comme si la hiérarchie dans le spectacle était abolie -, place au groupe An’Pagaï, un collectif de jeunes musicien.n.e.s issu de l’archipel des Mascareignes, qui représente la nouvelle génération du maloya. Plus d’électricité donc, avec bassiste électrique, DJ-saxophoniste, deux batteries, deux choristes et un chanteur.

Damien Varaillon (Aucepika photographe)

12 juillet : deux flûtistes et un bassiste
Ce soir-là c’est la fête pour Damien Varaillon. Très présent sur les scènes du jazz contemporain hexagonal, il lui revient d’officier à la contrebasse pour Naïssam Jalal puis pour Magic Malik.
Dès le premier morceau avec la flûtiste franco-syrienne, on comprend que - pour reprendre le slogan de l’AJMI d’Avignon - la meilleure façon d’écouter du jazz, c’est d’en voir. Assister à un concert du quintet « Rhythms of Resistance » permet de percevoir les ondes émotionnelles qui émanent d’une musique dont l’évidence le dispute à l’exigence. Foin d’orientalisme dans le répertoire issu de leur dernier album. Là, c’est plutôt vers l’Occident que lorgne le groupe, avec ses emprunts au patrimoine immatériel andalou, notamment à la bulería et au samaï, dont la flûtiste ne manquera pas de rappeler qu’il est issu d’une civilisation musulmane médiévale d’un extrême raffinement artistique, et humaniste avant l’heure. De fait, les morceaux issus du disque Un autre monde ont cette légèreté architecturale des plafonds ciselés de l’Alhambra de Grenade.
Ils ont aussi des résonances très contemporaines empruntant aux voies d’un groove futuriste, sans ignorer les accents d’un blues universel qui pointe le bout de son nez lorsque la cheffe se lâche, en chantant dans son instrument notamment. Arnaud Dolmen, flamboyant à la batterie, déroule des beats qui s’immiscent dans les compositions avec mille et une nuances, sans renoncer à quelque clins d’œil à son héritage gwo-ka. Aux saxophones ténor et soprano, Mehdi Chaïb déploie des volutes spirituelles que n’aurait pas dédaigné un Yusef Lateef et l’on se dit qu’il est fort dommage qu’il ne s’exprime pas davantage dans le monde du jazz. Ses contrepoints aux propos de la flûtiste/chanteuse sont en tout point magistraux et ses chorus débordent d’un sens poétique affûté.
On pourrait faire la même remarque en ce qui concerne le guitariste/violoncelliste Karsten Hochapfel, débordant de générosité. Quant au contrebassiste, Damien Varaillon donc, il porte l’édifice d’ensemble avec une solidité et une conviction bienveillantes, nanti d’un sens de la nuance rythmique et mélodique sans pareil. Saluons aussi les convictions écologistes et antiracistes explicites de Naïssam Jalal. Elle n’hésitera d’ailleurs pas à déclamer son poème « D’ailleurs nous sommes d’ici », une ode à l’accueil de l’Autre dans un hexagone qui tourne le dos à une grande partie de sa jeunesse que d’aucuns voudraient bien voir exclue du fait de ses origines présumées.
Allons, jazzmen et jazzwomen de notre « cher et vieux pays », prenez exemple sur le courage poétique de cette flamboyante musicienne et sortez de votre silence trop souvent hypocrite face au racisme ambiant !

Maxime Sanchez, Magic Malik (Aucepika Photographe)

Place ensuite au quintet Jazz association, emmené par le flûtiste Magic Malik - dont Jalal signalera ce qu’elle lui doit. Damien Varaillon (« le bassiste favori des flûtistes », comme elle le dira) se fond avec délectation dans le répertoire « coltranien » d’un musicien dont les expérimentations inédites ont parsemé le paysage sonore des vingt dernières années. Là, par contre, place à un jazz plus conventionnel. Le leader dévoile au public que, lorsqu’il a entendu Coltrane, il a eu la sensation d’un écho à son héritage musical guadeloupéen.
Il remercie le trompettiste Olivier Laisney de lui avoir fourni un groupe « clés en main » pour explorer cette dimension de sa sensibilité. L’alliage flûte/trompette résonne d’une fragilité feinte, cependant que la rythmique déroule un swing profond et nuancé (bel axe piano Maxime Sanchez / batterie Stefano Lucchini), au service d’un discours dont la spiritualité se déploie dans les psalmodies vocales de Malik, mais également dans des séquences lorgnant vers l’improvisation collective.

Jason Moran & Archie Shepp (Aucepika photographe)

13 juillet : mythes et rêves
Le Parrain est dans la place. Archie Shepp, qui, chaque année, revient sur l’île comme symbole du programme émancipateur du festival. Franck Cassenti ne se lasse pas de raconter les circonstances de leur rencontre lorsque, quarante ans auparavant, il croise le saxophoniste à Paris et a l’impression de voir un personnage d’un film de Cassavetes. Il lui parle d’un projet de film sur le jazz et de son souhait de l’y intégrer. Ce à quoi Shepp répond que, bien qu’il n’aime pas le mot « jazz », car né dans les bordels de la Nouvelle-Orléans, il aime le cinéma et veut bien faire un film avec lui…
Le pianiste Jason Moran l’accompagne sur scène, l’aide à s’asseoir et lui présente son saxophone ténor. Émouvante entrée sur scène d’un Ancien aidé par un quadragénaire.
Après avoir humecté son bec, les premières notes de « Wise One » s’envolent de son instrument. C’est que, ce soir, le duo est là pour une livraison live du disque Let My People Go, sur lequel s’entremêlent spirituals et hommages à Coltrane, Monk et Ellington. D’emblée, Moran explore des tempos improbables qui permettent à son compagnon de jeu de se lancer dans la quête de la note idéale, inatteignable. Entre alors Michel Benita, à la contrebasse, sur « Another Rendez-vous », interprété rubato, propulsant musiciens et public hors du temps avec un arpège central réitéré. Le désormais trio se lance dans une interprétation très sensuelle de « Ain’t Misbehavin’ ». Shepp minaude quand il chante « Je ne me suis pas mal comporté, j’ai gardé tout mon amour pour toi » sur cet anatole mythique. Sur « Lush Life », composé par Billy Strayhorn, son chant prend des accents fragiles et forts qui ne sont pas sans rappeler les fêlures de celui d’une Billie Holiday, tout en évoquant quelques accents de cante jondo flamenco. Moran cite « Well You Needn’t » de Monk au détour de son solo, manière de rappeler que le répertoire dont ils s’emparent, c’est le jazz dans une forme de totalité.
Cette musique libidineuse s’acoquine langoureusement avec le thème suivant. De fait, sur « Sometimes I Feel Like a Motherless Child”, spiritual (et non gospel), on a la sensation que Shepp projette des pans intimes de son autobiographie, comme s’il prêchait sa condition d’artiste, éternel blues boy « véritable croyant loin de la maison ». Le soleil se couche. La super lune annoncée darde sa lueur tendrement orangée sur la scène. Décidément, même les astres sont avec eux, avec nous. Sur « Ballad for a Child », issu de l’album Attica Blues et composé pour l’enfant de Carl Massey, le musicien susurre « Tout ce dont le monde a besoin c’est du sourire d’un bébé ».

(g-d) : Jason Moran, Archie Shepp, Michel Bénita, Olivier Miconi (Aucepika photographe)

Sur « Don’t Get Around Much Anymore », vieille scie ellingtonienne, place au jeune trompettiste Olivier Miconi, pour un solo soulful à souhait - il avait auparavant conduit son propre brass-band jusqu’aux coulisses pour livrer une émouvante sérénade à son mentor. Enfin, Moïse est convoqué en fin de set. Sur « Go Down Moses », Jason Moran égrène des notes arabisantes, convoquant l’universalité d’un chant qui entrerait en résonance avec les Printemps arabes. Au saxophone, Archie Shepp semble en transe tant son vibrato est intense. L’assistance et les musiciens sont parcourus d’un même frisson. Des larmes coulent, aussi bien dans le public que dans les yeux du boss. Un trop rare moment de communion, sensuel et spirituel, qui met à nu les émotions. « Laissez mon peuple partir »…

Pas évident ensuite pour Franck Cassenti de monter sur scène pour lire, assis dans un fauteuil, la nouvelle « Novecento, la légende du pianiste sur l’océan », d’Alessandro Baricco. Néanmoins, accompagné par le pianiste Jacky Terrasson et par Michel Benita à la contrebasse, il se libère avec facilité des contraintes d’une lecture publique et se fait conteur malicieux.
La scène du défi imaginaire entre l’autoproclamé « roi du jazz » Jelly Roll Morton et le héros, qui a pour prénom celui que lui a donné son père adoptif, un marin du paquebot sur lequel il est né quand le siècle précédent naissait, prend vie sous nos yeux. Cette visualisation émouvante, c’est tout l’art du conte. Et quand l’étape « Porquerolles » (prononcée « Powquewol ») est ajoutée au texte originel, on se dit que si l’on est à bon port, le bateau du jazz éternel qui transporte Novecento, lui, ne pourra jamais s’arrêter…