Chronique

Jean-Michel Albertucci & Alexandre Ambroziak

Fugitivus Errans

Jean-Michel Albertucci (p), Alexandre Ambroziak (dms).

Label / Distribution : EMD

On avait laissé Jean-Michel Albertucci tout au bonheur de ses Etranges fantaisies, à la fin de l’année 2008. Dans un entretien accordé à Citizen Jazz, le pianiste racontait son histoire personnelle ainsi que le long parcours ayant précédé l’enregistrement de plus de onze heures de musique pour cent séquences improvisées en solo, parmi lesquelles il avait opéré une sélection ; le résultat : un disque à la fois attachant et déroutant, publié sur le label nancéien Les étonnants Messieurs Durand. Il évoquait par ailleurs un projet d’improvisation en quartet à travers lequel il souhaitait élargir une démarche jusque-là solitaire. On y repérait déjà le batteur Alexandre Ambroziak, toujours prompt à délivrer un jeu explosif, hérité pour partie du foisonnement d’un Elvin Jones ou d’un Tony Williams. Combiné à la science du hasard (Nietzsche, quand tu nous tiens…) et à la rythmolodie d’essence colemanienne du pianiste, il y avait fort à parier que son drumming participerait d’un mélange pour le moins détonant, et que leurs longues heures de travail en commun engendreraient un jour un disque pas comme les autres.

En effet, cet album ne se laisse pas aller à la facilité des terrains du jazz, souvent balisés par l’alternance écriture / improvisation. Fugitivus Errans est à appréhender comme une démonstration d’attention et d’écoute réciproques entre deux musiciens épris de liberté et d’inconnu, qu’on devine se guettant du coin de l’œil, toujours en embuscade. S’ils ne semblent pas connaître, a priori, la destination des chemins qu’ils empruntent au moment où ils se mettent en route - c’est peut-être là tout leur talent de le laisser croire - ils savent faire sauter les barrières de leur imagination transgressive pour foncer droit au but entrevu à force de scruter un même horizon.

Avec eux, la musique peut déferler en vagues dont la violence est difficile à contenir, scintiller en éclats fugaces et dorés, dessiner des paysages tourmentés et inquiétants ou plonger en eaux troubles et profondes, mais jamais la couleur n’est annoncée à l’avance avance, et c’est tant mieux. Ce disque est une stimulante leçon de musique en quatorze pièces assez courtes - et un peu moins d’une heure - dont les titres ne constituent pas forcément une explication (mais faut-il chercher à comprendre à tout prix, alors qu’il est si simple de se laisser prendre ? Après tout, à l’instar de la peinture, la musique ne peut-elle pas mêler art figuratif et abstraction ?), l’art de deux équilibristes dont on suit les évolutions avec un mélange de curiosité et de joie. La traversée à leurs côtés n’est pas toujours de tout repos, elle pourra même en dissuader plus d’un de tenter l’aventure en compagnie d’un duo finalement très équilibré, tout en énergies convulsives, et qui n’a pas son pareil pour poser plus de questions qu’il n’offre de réponses.

Fugitivus Errans est l’expression piquante d’une musique qui gronde, bouillonne, s’échapper pour mieux revenir s’insinuer dans les moindres recoins. Entre les deux A., il ne s’agit pas de raconter des histoires avec un début et une fin ; et même si de temps à autre, une mélodie ou le chant d’un instrument peuvent émerger furtivement, leur dialogue est plutôt une affaire d’échos qui s’entrechoquent, voire d’affrontements fréquents, le tout prenant un malin plaisir à extirper l’auditeur de son confort. Albertucci et Ambroziak jouent la carte de la spontanéité alliée aux bonheurs de l’aléatoire et aux incertitudes de leur inconscient. Une démarche nietzschéenne, donc, résumée par le titre de l’album - explicite, cette fois : l’origine de Fugitivus Errans est à chercher du côté d’une lettre que le philosophe avait écrite à un ami. Il s’y définissait lui-même comme un fugitif errant.

À chacun de savoir s’il préfère connaître ou reconnaître, c’est une vieille question. Et pour ne rien vous cacher de ce qui vous attend, on sent bien dans cette confrontation qu’il se passe quelque chose, au cœur de la vie et d’une matière sonore organique et mouvante. Bien loin d’un exercice de style désincarné, ce disque est une quête, austère parfois, souvent éreintante, mais toujours prenante et vivace - celle de deux musiciens dont les histoires personnelles aux confins du jazz et du rock se rejoignent, et qui ont décidé de poser leurs bagages pour s’atteler à l’invention de nouvelles couleurs en toute liberté. Sans entraves !